Les textes pour enfants nous parlent des adultes qu'ils sont devenus. C'est éminemment vrai quand il s'agit de chefs-d'œuvre comme Les aventures de Pinocchio (1883) de Carlo Collodi. Après d'autres, Giorgio Agamben est allé y voir de plus près. Ce philosophe italien, l'un des plus influents et des plus lus dans le monde, reprend tous les épisodes de cette histoire géniale. Mais s'agit-il d'un conte ? « L'histoire de Pinocchio est un conte qui débute en niant en être un. » Il se présente en effet comme « une fable qui n'est pas une fable et un roman qui n'est pas un roman, mais qui s'avère être plus féerique qu'un conte de fées ».
Tout semble hybride dans ce texte, à commencer par le statut de pantin, ni homme ni animal. Mais il s'agit d'un pantin merveilleux, une formule que nous retrouvons chez Platon dans Lois : « Figurons-nous que chacun de nous, les vivants, est un pantin merveilleux fabriqué par les dieux, pour leur divertissement ou dans une intention sérieuse quelconque. » Et nous voilà partis avec Agamben dans ce voyage au pays des merveilles de l'érudition joyeuse. Le spécialiste de l'histoire des concepts débusque dans les épisodes de Pinocchio des vignettes métaphysiques et ésotériques que nous retrouvons dans son livre au travers de dessins de trois illustrateurs historiques du texte.
« Pinocchio serait alors le paradigme de la condition humaine, car - même si n'est pas claire l'identité de celui qui tire les fils qui le font se mouvoir, ni si ces fils existent vraiment - il est condamné, comme ses aventures le montrent avec éloquence, à être toujours inférieur ou supérieur à lui-même, à ne jamais atteindre une identité assurée. » Une chose est sûre, nous dit-il : « Nous ne connaissons pas la date de naissance de Pinocchio, mais nous savons où elle se situe : en enfer. » D'ailleurs presque tous les personnages sont à la fois morts et vivants - encore une forme hybride - et la fée aux cheveux bleus annonce à Pinocchio : « Dans cette maison, il n'y a personne. Tout le monde est mort. »
Cette saison en enfer prend des tournures picaresques et anarchiques avec des rebondissements à chaque chapitre. Et le nez, le nez qui s'allonge quand Pinocchio fabule ? Pour Agamben, il n'est pas que la matérialisation du mensonge. Il rappelle l'expression italienne « prendre par le nez » qui signifie « se moquer ». Ce bout du nez c'est donc aussi celui par lequel on mène quelqu'un.
La relecture des classiques pour enfants par des intellectuels inspirés réserve toujours des surprises. On se souvient du fameux essai de l'ethnologue Yvonne Verdier sur Le Petit Chaperon rouge (Allia, 2014). Celle de Pinocchio par Agamben, après celles de Calvino ou de Manganelli, s'impose déjà comme un petit bijou d'intelligence, poétique et politique, sur le sens donné à nos vies. Et il donne une sérieuse envie de se replonger dans les aventures du turbulent gamin de bois pressé de faire des bêtises, c'est-à-dire quelque part dans notre jeunesse avec ses rêves oubliés.
Pinocchio. Les aventures d'un pantin doublement commentées et trois fois illustrées Traduit de l’italien par Léo Texier
Rivages
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 22 € ; 176 p.
ISBN: 9782743657826