Dans son pied-à-terre -parisien aux murs ornés de -tableaux, Jacques Glénat -reçoit Livres Hebdo avec sa fille aînée Marion Glénat-Corveler, qui se prépare à reprendre petit à -petit les rênes du groupe Glénat. A l'occasion des 50 ans d'édition du fondateur, à Grenoble, de l'entreprise, tous deux se livrent à un beau numéro de duettistes, à la fois tendres et professionnels, se chambrant gentiment, s'écoutant réellement. A la tête d'une des dernières grosses maisons d'édition indépendantes, qui réalise un chiffre d'affaires de plus de 55 millions d'euros et emploie 156 personnes, ils ne veulent pas de commémoration, préférant -expliquer comment ils envisagent leur avenir.
Que signifie pour vous fêter son demi-siècle d'édition ?
Jacques Glénat : Le cap est symbolique car beaucoup d'éditeurs n'ont pu le passer. Il est la preuve de la solidité de la maison. L'autre message important de cet anniversaire, c'est la transmission. Si Marion est à côté de moi aujourd'hui, ce n'est pas par -hasard. Il y a un âge où il faut savoir transmettre le métier, la compétence, l'expérience, et c'est ce qui se met en place aujourd'hui avec mes deux filles, Marion et Charlotte. Enfin, cet anniversaire est l'occasion de faire la fête avec tous ceux qui ont accompagné la maison pendant ce demi-siècle.
Faire la fête, partager de bonnes bouteilles ou voyager avec vos auteurs sont des choses qui vous ont toujours tenu à cœur, Jacques. Comment voyez-vous cet anniversaire, Marion, vous qui avez la tâche de coordonner les actions pour ces 50 ans ?
Marion Glénat-Corveler : Comme un moment festif évidemment. Nous ne voulons pas faire de cet anniversaire une commémoration. L'idée est de regarder vers l'avenir. Nous avons construit un beau programme éditorial auquel les libraires sont associés par de multiples opérations. Nous allons même refaire le voyage au Japon, dans les coulisses du manga, organisé par Jacques il y a une quinzaine d'années avec 70 libraires : visites, conférences et bien sûr dégustation de vin. Nous réédi-tons aussi un catalogue -papier de nos titres disponibles [10 000, NDLR]. Il fait 650 pages.
J. G. : J'ai un peu l'impression de lire « Ma vie mon œuvre », version catalogue Yvert et Tellier, avec la série des couvertures au format timbre-poste.
Quand commence la fête ?
M. G.-C. : Nous commençons par inaugurer, le 15 janvier, un nouveau site Internet mais, sans surprise, c'est au Festival d'Angoulême que seront lancées les festivités avec deux expositions, l'une consacrée à Manara et l'autre à Nihei Tsutomu, l'auteur de Blame. Angoulême est très important pour nous, d'autant plus que Jacques est le seul éditeur à avoir fait toutes les éditions du festival.
J. G. : Les autres sont tous morts. Je pense que Francis Groux, un des fondateurs, et moi-même sommes les seuls à avoir été à Angoulême -1, Angoulême 0 ... Quand j'ai créé la société en 1974, le festival m'a même remis l'éphémère prix du meilleur éditeur. J'avais reçu en trophée un joli Alfred Pingouin, que je me suis fait voler lors d'un cambriolage.
Vous avez assisté à toutes les éditions du festival ?
J. G. : Oui. J'ai même été opéré d'une appendicite aiguë un 22 janvier et je me suis échappé de l'hôpital pour prendre la voiture et aller à Angoulême.
M. G.-C. : Tu as toujours la même chambre d'hôtel. Et les tablées de 200 couverts. C'est un moment important pour les équipes et surtout pour les -auteurs, au métier si solitaire.
Ces dernières années, vous avez ouvert une galerie, développé la jeunesse et la licence Disney, relancé le comics... Avez-vous d'autres envies de diversification ?
J. G. : Nous voulons rester une maison spécialisée, peut-être multispécialiste, mais spécialisée. Nous nous limi-tons à ce que nous pensons faire le mieux, les histoires en images (BD -européenne, comics et manga), qui font 80 % de notre chiffre d'affaires, l'ancrage alpin avec le patrimoine -régional et la montagne, la mer et la gastronomie.
M. G.-C. : Les passions de notre président continuent de dicter les différents axes de notre catalogue. Et parmi les sérieuses pistes de développement, il y a aussi la jeunesse.
J. G. : Car il reste des places à prendre dans ce rayon alors que dans la BD il y a une saturation du marché. La jeunesse était balbutiante chez nous et très -éclatée. Nous avons tout réuni sous une seule marque, Glénat Jeunesse, et j'ai demandé à Marion, passée par Hachette Jeunesse, de dynamiser ce secteur tant en interne que par croissance externe. Nous venons de racheter Quatre fleuves.
Vous envisagez d'autres acquisitions ?
M. G.-C. : La croissance externe doit rester raisonnée. Quatre fleuves représente une acquisition intéressante parce qu'elle complète notre catalogue avec des albums pour les tout-petits à la -fabrication très technique. Les collaborations peuvent prendre des formes -diverses : nous accueillons depuis l'année dernière Comix Buro, qui reste indé-pendant.
J. G. : S'il y a des opportunités de -rachats dans les domaines que nous développons, pourquoi pas ? On l'a fait avec Mad Fabrik ou Rando éditions, mais sinon, nous n'avons pas de velléités de diversification. Dans ce métier, il faut de la passion et de la connaissance de ce qu'on fait.
Votre passion, Jacques, lorsque vous avez créé en 1969 votre premier fanzine, était l'édition de bande dessinée. Parvenez-vous toujours à vous y impliquer personnellement ?
J. G. : Ce sont les auteurs qui ne me lâchent pas ! Aujourd'hui -Bernard -Yslaire était de passage aux éditions et il ne veut pas entendre parler de quelqu'un d'autre que moi. Comment on va faire si je meurs avant lui ? Et puis j'adore lancer des collections gigantesques comme « Vécu » et ses 50 séries historiques. Je me sens proche de la façon de travailler des éditeurs japonais. Dans le système français, l'éditeur attend souvent la proposition de son -auteur ou va le débaucher après un titre qui a marché ailleurs. Au Japon, il est la source du projet, il a une idée et va chercher des auteurs. Quand j'ai rencontré Luc Ferry, je me suis dit qu'il était une mine de savoirs pour une collection de bande dessinée. Ainsi est née notre série à succès sur les mythes.
Vous avez été un des pionniers de ce genre de grandes entreprises.
J. G. : En 2019, nous publierons Les 30 papes qui ont fait l'histoire de l'Occident en coédition avec les éditions du Cerf, et la franc-maçonnerie en 30 volumes. Ces collections ont un intérêt stratégique car elles nous permettent de lancer plusieurs auteurs sur beau-coup de volumes en même temps. On peut publier six albums par an. Il y a une présence en librairie acquise. La pile est là, alimentée régulièrement de nouveautés. Ces séries ont de multiples vies : en clubs, toujours, ou en cessions à l'étranger. Et depuis 2010, nous expé-rimentons la vente conjointe avec la presse. Nous avons vendu 1,5 million d'exemplaires des Grands -romans de la littérature en BD avec Télé 7 jours. Aujour-d'hui, nous les proposons avec Le Monde.
M. G.-C. : Ces collections nous permettent aussi d'aller chercher de nouveaux publics, d'avoir une vie dans un autre rayon. C'est un des grands enjeux des prochaines années. Aller chercher de nouveaux lecteurs intéressés par la thématique et non seulement par le -médium.
Le moteur de la maison reste les passions de son président comme vous l'expliquiez, Marion. Vous les partagez ?
M. G.-C. : Nos équipes les partagent. J'ai la faiblesse de dire que je ne suis pas une passionnée de bande dessinée, car j'ai tellement baigné dedans. Mais je vois cela comme un avantage. Il me donne du recul sur mon métier. J'aime ce que nous faisons chez Glénat, qui est source d'apprentissage et de culture.
J. G. : Le noyau dur des collaborateurs de Glénat est composé de passionnés. A Grenoble, dans l'équipe d'Isabelle Fortis, il n'y a pas un salarié qui ne pense pas à filer le vendredi soir dans la montagne pour grimper ou faire du ski. Nous avons construit cette maison autour des passions et des hommes.
La passion peut faire faire des erreurs. Quelle leçon tirez-vous de vos succès et échecs ?
J. G. : Je crois beaucoup au Kairos, le dieu de l'opportunité. Il faut arriver au bon moment, au bon endroit. Avec le manga, ça a été le cas, alors qu'explosaient à la télévision les dessins animés japonais. Pour le comics, c'était peut-être trop tôt. J'avais racheté à Albin -Michel un catalogue de qualité, animé par un bon éditeur. Mais les super-héros en pyjama ne m'ont jamais intéressé et je n'y ai pas mis assez de cœur. La leçon de ce demi-siècle d'édition est qu'éditeur est un métier bien difficile, qui -repose sur une règle : avoir une vision globale. On ne fait pas un album que l'on balance sur le marché sans s'occuper de l'auteur, de l'impression, de la maquette, du marketing, des journalistes... c'est toute une chaîne et si on ne la domine pas, on jette en pâture des bouquins qui n'auront pas la chance de grandir. Il est important de connaître tous les maillons de la chaîne.
C'est la raison pour laquelle vous faites le tour des postes dans la maison, Marion ?
M. G.-C. : Absolument. Je travaille beaucoup en duo avec notre directeur général, Jean Paciulli. Le plus important reste de créer une vraie relation avec les auteurs, qu'ils soient toujours fiers et heureux d'être dans la maison. C'est ce qui fera dans les prochaines années qu'on continuera à être Glénat.
Jacques, vous expliquiez il y a trois ans à Livres Hebdo qu'une « transmission ça ne se décide pas, ça s'impose naturellement. » (1). C'est un processus qui s'est mis en place depuis combien de temps ?
M. G.-C. : Ça fait dix ans que je suis entrée dans la maison. Avec ma sœur qui travaille aussi chez nous et mon frère, nous avons baigné dans la bande dessinée et le livre a été une évidence. Mais il fallait que nous fassions nos armes -ailleurs. Charlotte a démarré dans le secteur industriel et moi chez Hachette, et quand s'est présentée la possibilité de rejoindre Glénat je suis arrivée là où j'avais travaillé chez Hachette, au marketing, puis suis passée par les droits dérivés et maintenant la jeunesse.
J. G. : A partir du moment où on -arrive à intéresser les enfants, si un -petit bout de chromosome a été transmis, il ne faut pas y renoncer. Mais je n'ai pas décrété du jour au lendemain : ça va se passer comme ça. Une collaboration s'est instaurée, Marion prend ses décisions, me demande mon avis de temps en temps (Rires.). Je me suis battu toute ma carrière pour garder mon indé-pendance. J'ai la chance de pouvoir la faire perdurer avec mes -enfants, et j'ai bon espoir dans ma tribu de -petits-enfants.
M. G.-C. : Laisse-les tranquille pour le moment. Ils font déjà les salons !
Pour les 40 ans de la maison, vous entriez au couvent en inaugurant le siège grenoblois de la maison. Le prochain chantier ?
J. G. : A Grenoble, nous allons ouvrir en avril, dans l'ancien parloir du couvent Sainte-Cécile, un cabinet Rembrandt, à partir de 72 gravures que le fonds Glénat a achetées à un collectionneur anglais parti s'exiler en Nouvelle-Zélande, où il fait trop humide pour conserver ces œuvres. Ce sera notre première collection permanente.
M. G.-C. : Et Jacques sort tout juste d'une réunion de chantier pour notre nouveau siège parisien.
Vous allez déménager ?
J. G. : Seulement les équipes -d'Issy-les-Moulineaux. C'est peut-être un réflexe idiot, mais nous voulions être propriétaires de nos locaux. C'était une tradition dans l'édition. La maison Gallimard, c'est aussi le bâtiment. Tous les grands éditeurs ont leur bâtiment.
M. G.-C. : C'est l'architecte Jean--Michel Wilmotte qui a conçu un -immeuble moderne tout en verre, qui fonctionne en auto-énergie. Nous -emménagerons à Boulogne près des jardins Albert-Kahn, le long de la Seine, en novembre 2020.
Glénat en 8 dates
1969
Premier fanzine à 17 ans, Grenoble-Paris-Bruxelles en train de nuit ou avec la mini de sa mère
1974
Création de la SARL, au capital 20 000 francs (3 000 euros)
1989
Premier voyage à Tokyo où il achète « Dragon Ball ». 30 millions de volumes vendus.
1993
Publication du premier « Titeuf », best-seller de la maison.
2009
Installation du siège au couvent Sainte-Cécile, et entrée de sa fille Marion dans la maison
2013
Ouverture de la galerie Glénat à Paris (3e)
2015
Création de Glénat Jeunesse
2019
50 ans d'édition et un voyage à Tokyo avec 80 libraires