"Le pourvoi est rejeté" : en moins d’une ligne, la Cour suprême des Etats-Unis a mis fin à plus de onze ans de procédure contre Google Livres, le gigantesque programme de numérisation entrepris par le moteur de recherche américain, désormais libéré de toute menace juridique. C’était le dernier recours possible dans le dossier "Authors guild, et al., v. Google, Inc.", ouvert en septembre 2005 par une assignation pour contrefaçon de l’association des auteurs américains. Le mois suivant, cinq groupes d’édition (McGraw-Hill, Pearson Education, Penguin Group USA, Simon & Schuster et John Wiley & Sons) et l’association des éditeurs américains (AAP) se joignaient au dossier, qu’ils ont abandonné en 2012.
Riches et célèbres
L’histoire avait pourtant bien commencé. Déjà raisonnablement riches et célèbres, Sergey Brin et Larry Page, les cofondateurs de Google, avaient organisé une conférence de presse à la Foire de Francfort, le 6 octobre 2004, pour officialiser un des premiers projets de diversification de leur jeune entreprise. Ils y travaillaient depuis près de deux ans, des informations avaient filtré dans la presse américaine, et une quinzaine de groupes ou grandes maisons d’édition avaient accepté de participer à ce qui s’appelait alors Google Print. Le moteur de recherche numérisait gratuitement leurs livres pour les inclure dans son index, et les faire apparaître dans les liens au même titre que des pages Internet, quand leur sujet correspondait au thème recherché par un internaute : les livres étaient mis au cœur du Web. Il devait être ensuite possible de les acheter, sur Amazon ou Barnes & Noble pour commencer.
Tout a tourné à l’aigre deux mois plus tard, en décembre, quand les deux jeunes ingénieurs de Google, dans un rêve impatient d’exhaustivité, ont annoncé qu’ils allaient numériser le contenu de cinq très grandes bibliothèques. Ils ne se contentaient pas des livres du domaine public mis à disposition par les bibliothèques d’Oxford, d’Harvard et de la ville de New Yok, mais ils scannaient aussi les titres récents et sous droits des universités du Michigan et de Stanford, sans s’embarrasser d’autorisation. Le plan était le suivant et n’a pas changé depuis : des extraits de 3 lignes des livres numérisés apparaissent dans les résultats de recherche quand leur contenu répond aux requêtes des internautes. Les ayants droit des livres sont réputés d’accord, sauf s’ils demandent le retrait de leurs titres, ce qu’ils peuvent faire à tout moment (opt out). Les bibliothèques reçoivent une copie de la version numérisée des livres qu’elles ont prêtés pour l’opération.
C’était parti pour une douzaine d’années de discussions et de débats furieux, avant de se terminer dans la relative indifférence de l’annonce sèche de la Cour suprême. Entre-temps, quelque 25 millions de livres ont été scannés dans le monde entier, selon le dernier pointage communiqué par le service du presse du groupe, dans le cadre de 21 contrats signés avec des bibliothèques (en Europe, seuls des livres du domaine public ont été numérisés).
Ligne de défense
Google s’est appuyé sur le fair use, une notion juridique américaine qui s’approche du droit de citation, avec une recherche d’équilibre entre l’intérêt général et celui des auteurs dans l’usage des contenus repris. Parmi diverses péripéties, dont une proposition de transaction à 125 millions de dollars rejetée par la justice américaine, c’est la ligne de défense que le moteur de recherche a tenue en première instance, puis en appel, et dans le dossier d’argumentation déposé à la Cour suprême contre celui des auteurs. Pour montrer leur détermination, ces derniers avaient aussi engagé une procédure contre le consortium des bibliothèques américaines partenaires (HathiTrust).
Les juges ont rendu quatre décisions unanimes. Google explore certes les limites du fair use, mais les auteurs ne prouvent en aucune manière un quelconque manque à gagner. Le juge Chin, qui a suivi le plus longtemps ce dossier, a estimé dans sa décision de novembre 2013 que la numérisation pouvait relever d’un usage non autorisé du droit d’auteur, mais que le programme en respectait l’esprit même, pour "promouvoir les progrès de la science et des arts". Alors que le piratage se répandait sur Internet, les tentatives pour démontrer qu’il était possible de reconstituer un livre entier à partir de l’assemblage d’extraits de trois lignes paraissaient dérisoires. Et ces extraits ne sont pas apparus aux juges comme une possible substitution à l’achat de livres, mais plutôt comme un moyen de les découvrir, pour les acheter en librairie, ou les emprunter en bibliothèque.
Contrefaçon
En France, le différend a aussi été traité devant la justice. En janvier 2006, auteurs et éditeurs avaient découvert par un article de Livres Hebdo que leurs livres présents dans les bibliothèques américaines étaient aussi numérisés. La Martinière, puis le SNE et la SGDL ont assigné Google, condamné pour contrefaçon en première instance en décembre 2009. Le moteur de recherche a fait appel et a négocié une transaction en 2012 dont les termes sont restés secrets. Dès 2010, Hachette avait annoncé un accord autorisant la consultation d’extraits des livres que Google a numérisés aux Etats-Unis, et s’étendant aussi aux titres les plus récents. Albin Michel a suivi la même démarche, ainsi qu’Actes Sud, Flammarion, Gallimard, Seuil, La Découverte, Michel Lafon, Odile Jacob, Robert Laffont, etc. Tous les éditeurs dont les titres sont consultables par extraits dans Google Livres ont signé un accord. Pour les autres, seules les métadonnées sont visibles en France, sauf quelques erreurs ici et là.
Le programme a aussi entraîné deux vagues de numérisation, avec le soutien de fonds publics : d’une part, le domaine public de la BNF, qui reçoit 6 à 8 millions d’euros par an du CNL depuis 2007 pour alimenter Gallica. 658 000 titres sont maintenant disponibles. Jean-Noël Jeanneney, président de l’institution lorsque l’affaire avait éclaté, avait mené une intense bataille médiatique, y compris contre son successeur plus enclin à un accord avec Google, pour que la France conduise elle-même son programme. La numérisation des livres indisponibles du XXe siècle est aussi une conséquence de l’initiative de Google, que la France a reprise à son compte mais en l’encadrant d’une loi ad hoc, qui n’a pas empêché un contentieux avec des auteurs. L’affaire sera en audience le 11 mai devant la Cour de justice de l’Union européenne. Mais 14 000 titres, sur un projet total de 200 000, sont déjà disponibles via FeniXX, la société de diffusion-distribution chargée du programme, filiale du Cercle de la librairie (comme Electre, éditrice de Livres Hebdo).
Finalement, Google semble aujourd’hui bien plus distant par rapport à ce projet qui lui a coûté au moins un milliard de dollars, à raison de 25 millions de livres numérisés. Commercialement, il ne peut rien faire de cette immense bibliothèque, exclue de la publicité si rentable pour le moteur de recherche, et pas utilisable pour renforcer sa librairie numérique noyée dans Google Play et presque inexistante face à Amazon, Apple et même Kobo. Et entre-temps, Google est passé à bien d’autres choses, qui renvoient Google Livres à la préhistoire du groupe.