15 MAI - POÉSIE France

"Ibi nunc" : ici et maintenant, ici à présent - l'expression revient, comme une rengaine, dans les vers désarticulés de La vie moderne. Rien d'étonnant à cela : le recueil se présente comme un quotidien passé au crible de la poésie, avec ses rubriques (politique, météo, sport, santé, mode...), ses faits divers (un accident pendant le Tour de France - "quel oeil [...] vit pas cycler l'insecte instinct de ciel ? »), ses scandales sanitaires ("Déjà in utero on t'a conta/Miné la bidoche avec via la membra/Ne un embrun d'sucrette ah ça vous désespère/L'irresponsabilité des maigres mères !"). Le poète s'en donne à coeur joie, et jamais peut-être le créateur de la revue TXT, et qui a revendiqué Rabelais comme un emblème et un défi, n'a été plus près des invectives joyeuses du conteur humaniste. Les jeux de mots, mots-valises, expressions détournées foisonnent, très précisément encadrés par des quatrains d'hendécasyllabes (oui, onze pieds) rangés par trois et numérotés dans chaque rubrique. Car aussi bien que dans les cinq livres de Rabelais, rien n'est laissé au hasard dans la composition de La vie moderne.

C'est que l'enjeu est de taille : sous l'humour et les quasi-onomatopées se cache la question, la vraie, la seule question de la poésie : celle du réel. L'exergue de Juvénal a prévenu le lecteur : il ne s'agit pas de chanter, il s'agit de choses vraies. Et c'est de cette question transversale que le recueil tire sa force : Christian Prigent affirme que le réel est inaccessible - et par conséquent, que reste-t-il de lui dans l'actualité hormis des sons privés de sens ? "...ô tremble ancrée ibinunc carcasse [...] va ! gave/Ton think tank numérique et générationnel à/La "différence non explicable""... Une différence non explicable : le réel est là. Et nous autres ne sommes que des carcasses ancrées ibi nunc, ici et maintenant, à n'y rien comprendre. Voilà le salutaire message que délivre ce recueil : une fois qu'on a pris acte de cela, comme Rabelais, on est libre de rire et de jouer avec les mots. Et la poésie peut s'installer dans cet espace laissé vide : ici, et maintenant.

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