"Exotique et poétique, traditionnelle et moderne, l’Indonésie […] encourage les visiteurs à embarquer pour un voyage culturel fait de découvertes…" La présentation par la Foire du livre de Francfort de l’invitée d’honneur de son édition 2015, du 14 au 18 octobre, flirte avec le guide touristique. Et pour cause : quatrième pays le plus peuplé du monde (253 millions d’habitants), l’Indonésie, qui est aussi le premier Etat d’Asie du Sud-Est ainsi honoré par la foire, fait figure de territoire inexploré pour une partie de l’édition mondiale. Vu de France, le paysage éditorial local semble bien mystérieux : l’an dernier, seuls 50 titres français ont été cédés à des éditeurs indonésiens, dont 28 en bande dessinée et 21 en jeunesse, selon les données recueillies par le Bureau international de l’édition française (Bief). Les acquisitions françaises de titres indonésiens se comptent, elles, pour les quinze dernières années, sur les doigts des deux mains. En 2015, seule Sabine Wespieser a programmé un titre indonésien, L’homme-tigre, d’Eka Kurniawan. "C’est mon auteur Tariq Ali qui a repéré ce texte lors du salon du livre de Jakarta et me l’a recommandé", explique l’éditrice, qui admet avoir eu "beaucoup de mal à trouver un traducteur".
Un paysage éditorial segmenté
"Les échanges et traductions sont quasiment inexistants", reconnaît Philippe Picquier. L’éditeur spécialisé dans la publication d’ouvrages venus d’Asie n’a pas publié de roman indonésien en grand format depuis Corruption, de Pramoedya Ananta Toer, l’un des plus grands auteurs du pays, en 1991. "Cela tient beaucoup à l’histoire de l’Indonésie, dont la production a longtemps été verrouillée par le pouvoir politique", explique-t-il. Sous la coupe du dictateur Suharto pendant trente-deux ans, l’Indonésie n’a vu émerger de nombreuses maisons d’édition qu’à sa chute, en 1998, parallèlement à une succession de réformes économiques. Mais la croissance du secteur est rapide. En 2013, l’Association des éditeurs indonésiens revendiquait plus de 1 200 membres, dont 800 ayant publié au moins cinq titres dans l’année. Le paysage éditorial est en revanche extrêmement segmenté : aux côtés des trois principaux groupes, Kompas Gramedia, Mizan Group et Agromedia, cohabitent une multitude de petits éditeurs pour une production totale de 42 000 titres l’an dernier ; 1 % des plus grandes maisons contribuent à plus de la moitié du chiffre d’affaires de 240 M€ en 2014, selon le Bief.
Implanté depuis treize ans en Asie du Sud-Est, Jérôme Bouchaud, agent, éditeur et directeur du bureau asiatique d’Astier-Pécher Literary and Film Agency depuis quelques mois, connaît bien le marché indonésien et ses potentialités. "Il se divise presque équitablement entre littérature importée et littérature locale, décrit-il. Pour satisfaire l’appétit grandissant de leurs lecteurs, les éditeurs indonésiens publient un nombre conséquent de traductions, très majoritairement issues de l’anglais. Les best-sellers en littérature et le développement personnel dominent." Ce secteur reste très influencé par le religieux, 85 % de la population indonésienne étant musulmane. Derrière le secteur pratique-beaux livres, premier en nombre de titres vendus, le secteur du livre pour la jeunesse et de la bande dessinée est leader en termes de chiffre d’affaires. "Chez les jeunes, le segment des mangas est très porteur, mais la fiction est aussi populaire, notamment les romans d’amour ou de fantasy écrits par des auteurs du cru, toujours dans le respect de l’étiquette islamique", note Jérôme Bouchaud, qui relève aussi le rayonnement grandissant de la littérature indonésienne. "Une frange d’auteurs plus audacieux, n’hésitant pas à briser les tabous religieux, sexuels ou politiques propres à la société indonésienne, connaît un franc succès dans l’archipel et, de plus en plus, à l’étranger, observe-t-il. En tête, on peut citer plusieurs femmes écrivaines comme Ayu Utami, déjà publiée chez Flammarion, Okky Madasari, Laksmi Pamuntjak, ou Leila S. Chudori." Cette dernière a rencontré un succès international en 2012 avec Pulang (Home, en anglais), roman évoquant les tragiques événements de 1965 débouchant sur la dictature de Suharto, traduit en France par l’association franco-indonésienne Pasar Malam.
Francfort, un lieu de rencontre
Cette nouvelle génération sera mise en lumière à Francfort. Plus de 70 auteurs sont annoncés sur le pavillon d’honneur. Une trentaine d’éditeurs ou de groupes d’édition feront le déplacement. L’occasion pour les responsables des droits français de nouer des relations avec leurs homologues indonésiens, d’autant que ces derniers sont avides d’échanges avec l’Hexagone. "Les Indonésiens s’intéressent à la production française, en particulier aux intellectuels, mais la plupart du temps ils traduisent nos auteurs à partir de l’anglais", explique Johanna Lederer, présidente fondatrice de l’association Pasar Malam, qui édite la revue semestrielle Le Banian."Même si cela reste un micromarché, il y a une soif de littérature et de philosophie françaises en Indonésie", renchérit Didier Vuillecot, directeur adjoint de l’Institut français d’Indonésie. Dès son arrivée en 2014, il a relancé un programme de traductions, auparavant limitées aux traductions scientifiques de l’Ecole française d’Extrême-Orient. "J’ai commencé par proposer à Gramedia, le plus grand groupe d’édition indonésien, de traduire le prix Nobel de littérature, Patrick Modiano. Ils ont accepté, et signé dans la foulée pour trois autres titres de Gallimard en littérature, jeunesse et sciences humaines." Didier Vuillecot travaille aussi à la coopération entre les deux pays en bande dessinée - "un projet d’exposition de BD indonésienne à Angoulême est dans les tuyaux". Pour lui, depuis le dernier salon du livre de Jakarta en août, l’intérêt des agents indonésiens pour les échanges avec la France va croissant. "On m’a même proposé de faire de la France l’invitée d’honneur du salon jakartanais en 2016. Reste à savoir si les éditeurs français sont prêts à jouer le jeu."