Feu les éditions du Panama n’auront pas eu le temps de creuser leur canal. En juin 2009, la maison créée seulement quatre ans plus tôt par Jacques Binsztok fermait ses portes. Dans le milieu, la nouvelle de cette liquidation judiciaire n’a pas vraiment surpris. Les éditions du Panama avaient vu trop grand - vastes locaux confortables, production pléthorique (90 titres par an !), et s’étaient brûlé les ailes. A l’époque, Jacques Binsztok accablait son distributeur et bailleur de fonds, Editis, coupable à ses yeux de ne pas l’avoir suivi assez longtemps, alors que la maison engrangeait ses premiers succès, à commencer par le fameux Cahier de gribouillages pour les adultes de Claire Faÿ, vendu à plus de 150 000 exemplaires. Sept ans après sa déconfiture, Jacques Binsztok en veut toujours au groupe mais reconnaît "avoir commis des erreurs". Pas question pourtant d’avoir des regrets, encore moins des remords : "Des conneries, on en fait toujours. Après, il faut passer à autre chose. C’est le principe même des joueurs : on ne se dit jamais "si la partie était à refaire, je la referais comme ça". On joue une autre partie et c’est tout."
Editeur itinérant
Dans le privé, Jacques Binsztok est un grand joueur. Go, échecs, tarot, bridge, il touche un peu à tout. Professionnellement, l’échec de Panama l’a beaucoup calmé. "J’ai appris la modestie", commence-t-il, avant de se raviser : "Non ! Pas "appris", ça fait repentance. Disons plutôt que j’ai subi la modestie." Conscient que "plus personne ne voudrait l’embaucher", il est devenu éditeur itinérant. En clair, il "package" des livres illustrés pour diverses maisons, mais il a aussi reconstitué un petit label à ses initiales (JBZ & Cie) chez Hugo, où il a notamment publié le très remarqué Les rillettes de Proust de Thierry Maugenest. Cependant, gageons que si un financier téméraire s’aventurait à lui confier son carnet de chèques, il recommencerait ses "conneries" : "La vieillesse, la sagesse, la sérénité, tout ça… je n’y crois pas une seconde !", s’exclame celui qui nous a donné rendez-vous dans un café branché fréquenté par une jeunesse cosmopolite. Avant d’ajouter, hilare : "Mais, officiellement, je suis à la retraite !"
Jeune, Jacques Binsztok, né en 1949, avait trois passions qu’il a gardées : le rock, le cinéma, la littérature. "J’ai joué dans un groupe : nous étions très mauvais." Il s’essaie à l’écriture de scénarios sans plus de succès. Finalement, le voilà professeur d’histoire-géographie, à Mantes-la-Jolie, en grande banlieue parisienne. Mais, en 1977, dans le train Mantes-Paris, le hasard l’aiguille vers l’édition : un collègue, prof d’anglais, lui parle d’une petite maison qui vient de se créer, les éditions des Autres. Son fondateur, Laurent Kissel, venait de toucher un beau paquet d’argent pour avoir cosigné, avec Jean-Louis Bory, un best-seller fulgurant, Le pied, paru chez Belfond et vendu en quelques semaines à plus de 100 000 exemplaires. L’existence de sa maison sera tout aussi fulgurante mais, avant de disparaître, les éditions des Autres ont le temps de rééditer des romans de Léo Malet, de révéler Denis Tillinac avec Spleen en Corrèze, ou d’accueillir le second roman d’Hervé Prudon, Tarzan malade, refusé par Gallimard mais "rattrapé" depuis par la "Série noire". "La maison publiait tout et n’importe quoi, l’ambiance était plutôt à la déconnade, mais moi, j’étais chargé d’un pôle sérieux : la littérature yiddish", raconte Jacques Binsztok.
Victime d’un best-seller
Le premier succès des éditions des Autres sera aussi son fossoyeur. En 1978, la toute jeune maison publie une "romance policière" féministe et humoristique signée Mireille Cardot (figure de la librairie, elle fut de l’aventure de La Joie de lire à Paris, de Mimésis à Bordeaux, d’Autrement dit et du Divan encore à Paris) et Nicole-Lise Bernheim. A l’image du titre, Mersonne ne m’aime (au lieu de "Personne ne m’aime", "mère" pour "père"…), le langage est systématiquement féminisé, des expressions comme "dare-dare" devenant "clito-clito", etc. Pas de quoi rester dans les annales de la littérature mondiale mais, pour l’époque, la plaisanterie potache fait mouche. Les auteures sont invitées à "Apostrophes", les ventes s’envolent. "Kissel s’est pris pour un génie, il a tout flambé en quelques mois", résume Jacques Binsztok. Des propos qui évoquent irrésistiblement le jugement de Jean-Claude Lattès dans cette même série (voir LH 1082, du 22.4.2016) sur ces jeunes éditeurs victimes d’un best-seller trop précoce et "qui se sont cru posséder plus de talent que leurs auteurs".
Totale autonomie
Fin des éditions des Autres (1). "Je m’étais bien amusé, mais je ne savais toujours pas ce qu’était le métier", conclut Jacques Binsztok. Il retourne à ses élèves, puis le hasard des rencontres fait de nouveau bien les choses. "Je croise un jour Hélène Monsacré, qui travaillait chez Albin Michel (2). Nous nous connaissions : nous avions fait nos études ensemble. Elle m’explique que son patron cherche quelqu’un pour son secteur jeunesse. "T’es prof, tu connais les enfants, tente ta chance", me dit-elle." Il tente, et le voilà engagé, avec pour seul interlocuteur le P-DG en personne, Francis Esménard. Esménard ? On se représente ce dernier aussi peu joueur que possible. "Détrompez-vous. Il y a un côté joueur, chez lui. Il écoute, mais ensuite, il décide seul. En tout cas, j’ai tout appris du métier grâce à lui. A l’époque, il n’y avait pas besoin de cinquante réunions pour acheter un bouquin. Je faisais mon marché dans les foires et les contrats suivaient. Esménard m’accordait une totale autonomie. Mais il m’engueulait, rituellement, une fois par an, au moment de faire les comptes. Il commençait toujours par les livres qui n’avaient pas marché. Et, dans ces cas-là, pas question de chercher des faux-fuyants : il a toujours aimé que ses éditeurs prennent leurs responsabilités."
En 1991, Jacques Binsztok est débauché par le Seuil. Officiellement, pour y développer un secteur jeunesse digne de ce nom. "En fait, j’ai vite compris qu’ils cherchaient à monter un pôle de livres illustrés." Réputé, jusqu’alors, pour être l’un de ceux qui ont évolutionné le monde du livre jeunesse, Jacques Binsztok élargit donc ses compétences aux beaux livres, au pratique et même à quelques ouvrages littéraires qui ne passaient pas par le circuit habituel du comité de lecture. Il sera ainsi le maître d’œuvre de quelques grands succès qui vont marquer la maison : Le théorème du perroquet de Denis Guedj notamment, et surtout Le monde de Sophie du Norvégien Jostein Gaarder, qu’il avait découvert à Francfort.
Phagocyté par les commerciaux
L’aventure s’arrête en 2004, avec le rachat du Seuil par La Martinière. Incompatibilité d’humeur avec Hervé de La Martinière ? Jacques Binsztok élude le sujet, mais il confie aujourd’hui : "En fait, le Seuil n’était même pas encore officiellement racheté que je cherchais déjà ailleurs." Finalement, il décide de monter sa propre structure, et ils sont un petit groupe, dont Damien Serieyx, aujourd’hui directeur des éditions du Toucan, ou Marc Grinsztajn, désormais éditeur chez Calmann-Lévy, à déserter le navire Seuil pour le suivre dans l’aventure des éditions du Panama, officiellement créées en janvier 2005 pour couler quatre ans plus tard. Ni regrets, ni remords, on l’a dit, mais le sentiment qu’en quarante ans le métier s’est laissé phagocyter par les commerciaux, les marketeurs et les contrôleurs de gestion. "Aujourd’hui, on tergiverse parfois à l’infini avant de se décider à sortir un livre et on a les yeux rivés sur les historiques de vente des auteurs, au lieu de regarder l’avenir. C’est ridicule. Quelqu’un comme Philippe Delerm est à mes yeux emblématique de ce que sera toujours l’édition. Voilà un auteur qui publie dix bouquins à 1 500 exemplaires, et le onzième, pourtant dans le même esprit que les précédents, se vend à un million d’exemplaires. Après coup, il y a toujours quelqu’un pour vous donner une explication rationnelle à ce qui ne l’est pas. L’édition n’est pas une science exacte. Sauf pour les commerciaux qui, eux, ne se trompent "jamais"."
Et de citer un exemple entre cent : "Peu avant de quitter le Seuil, je signe pour une série de fantasy et d’amour destinée aux jeunes et baptisée du nom de son héroïne, Tara Duncan. Dans une réunion commerciale, un type m’explique que ça ne marchera jamais, parce que le nom sonne mal, à l’inverse d’Harry Potter qui, lui, sonne bien. Evidemment ! Le succès l’a même rendu sonnant et trébuchant ! Alors, on perd un quart d’heure à expliquer à ce type que son argument est une connerie. Mais, le plus terrible, c’est que ces gens-là ont la certitude de détenir la vérité. Même quand les faits leur donnent tort, ils arrivent toujours à retomber sur leurs pieds (3)."
Des projets avant tout
Pour autant, Jacques Binsztok n’est pas du genre à ruminer. Il s’est fait une raison. "Ça ne changera plus, maintenant. Le métier ne comptera plus autant de Losfeld, de Pauvert, de Tchou ou de Balland, mes "héros" dans la profession, qu’autrefois mais, heureusement, il y en aura toujours. C’est formidable, toutes ces petites maisons qu’on voit surgir depuis quelque temps et qui n’ont pas d’autre obsession que la qualité des textes qu’elles publient et le soigné de leur fabrication. Ce qui compte, c’est d’avoir des projets et de travailler avec des gens qu’on aime bien." Comme pour une partie de cartes, quoi : c’est toujours plus agréable de s’asseoir à une table familière. Et Jacques Binsztok de donner des "joueurs" une définition pour conclure cette série : "Nous n’avons pas envie que des gens qui ne lisent pas nous expliquent ce qu’est le livre."
(1) Laurent Kissel, disparu en 1990, sera ensuite, avec Maurice Partouche et Jacques Bertoin, l’un des cofondateurs des éditions Lieu commun.
(2) Elle y est aujourd’hui responsable des sciences humaines.
(3) Après le départ de Jacques Binsztok, la série Tara Duncan sera reprise par Flammarion, puis par XO. La saga en est aujourd’hui à son treizième volume…