Qui a peur de l'IA ? En 1842, la reine Victoria alla voir au zoo de Londres l'un des premiers grands singes de la ménagerie britannique, une femelle orang-outan nommée Jenny. Sa Majesté remarquait à propos de son apparence qu'elle était « terriblement, péniblement et désagréablement humaine ». Jenny était le successeur homonyme d'une congénère que Charles Darwin avait pu observer de retour de son grand voyage à bord du Beagle. Le futur auteur de L'origine des espèces, après s'être rendu plusieurs fois auprès de cette première Jenny en cage, notait dans ses carnets : « Que l'homme rende visite à l'orang-outan domestiqué [...], qu'il voie son intelligence [...] et qu'il se targue ensuite de sa fière prééminence. » On connaît la suite, Darwin élaborerait une filiation de l'homme qui remonterait aux singes, ou à un ancêtre simien commun... Au scandale des créationnistes qui croyaient que l'humanité descendait d'Adam et Ève. L'homme n'était-il point fait, rappelaient-ils, à l'image et ressemblance de Dieu qui l'a doué d'une âme, à savoir d'une intelligence ? Mais qu'entend-on par intelligence ? Telle est l'interrogation à laquelle répond James Bridle, auteur de Toutes les intelligences du monde. Pourquoi tant de réticence à vouloir partager cette notion avec d'autres êtres vivants, voire des robots ? D'ailleurs, qui a peur de l'intelligence artificielle (IA) ? Certainement pas l'auteur, artiste et ingénieur né à Londres en 1980 et vivant à Athènes.
James Bridle est le héraut de la « New Aesthetic », sorte de mouvement de pensée informel, né au festival South by South West, qui réfléchit aux questions d'imprégnation du numérique dans nos vies. Bridle n'entend nullement abdiquer son autonomie, ni déléguer son imagination à un algorithme. Si intelligence artificielle il y a, c'est d'un type de compréhension mutuelle, comme un dialogue homme-machine... Dans les premières pages du livre, l'auteur raconte son expérience de copilotage sur les routes de Grèce avec une IA qu'il a codée et dotée de caméras. Mais rien à voir avec ces véhicules sans chauffeur développés par Google ou Tesla dont on préprogramme l'itinéraire : « Ma voiture devait apprendre à conduire en me regardant faire, c'est-à-dire en associant la vue des caméras à ma vitesse, mon accélération et ainsi de suite. »
Si « le monde, rappelle Bridle, n'est pas comme un ordinateur », « les machines dont nous avons besoin pour donner du sens à ce monde omniprésent, efflorescent et enchevêtré [...] ne devraient pas être plus éloignées, plus abstraites, mais plus semblables au monde ». « Wood Wide Web », « Machines non binaires », « L'Internet des animaux »... l'essai analyse les diverses formes d'intelligences dans l'univers (outils des singes ou langages des oiseaux, communication des arbres). Dézoomer pour voir au-delà de notre lunette anthropocentrique, appréhender un « monde plus qu'humain », reconnaître l'Umwelt de chacun, le concept d'« environnement » forgé par le biologiste allemand Jakob von Uexküll... La démarche est « plus celle du flâneur que du technicien ». La voiture copilotée par l'IA a d'ailleurs mené James Bridle au mont Parnasse, le séjour des muses.
Toutes les intelligences du monde : animaux, plantes, machines
Seuil
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 24 € ; 460 p.
ISBN: 9782021480078