Il ne se souvient plus qui il est, ni pourquoi il erre dans ce labyrinthe de couloirs, de paliers et d'escaliers recouverts de tapis rouges ; il monte des dizaines d'étages, se perd dans des salles au plafond desquelles pend un globe électrique en guise de soleil... Jusqu'à ce qu'il découvre qu'il est devenu invisible, qu'il se nomme Petr Brok, qu'il est un détective célèbre dont la mission est d'enquêter sur des disparitions de femmes, dont la Princesse Tamara qui cherche à fuir vers une autre planète à bord d'un vaisseau stellaire. Brok doit aussi retrouver un certain Ohisver Muller, qui règne, tel un dieu omniscient, sur cette ville-monde qu'on appelle Mullerdôme, une cité cauchemardesque de mille étages : « Toute la race humaine se mêle ici en une ronde sans fin. Les couleurs des vêtements, des visages, des yeux et des cheveux s'entrelacent, des voix sortent de milliers de bouches comme des tuyaux d'orgues échappés d'une cathédrale en feu. »
Plus on grimpe les étages, plus on tombe dans la misère ; c'est une tour de Babel à laquelle on ne cesse d'ajouter des parties et dont l'économie repose sur l'extraction du solium, un minerai dont on fait les vaisseaux et qui est au cœur des spéculations boursières. On suit Brok dans ce qui devient un récit d'exploration halluciné, sur les pas d'une princesse elle-même perdue et esseulée. On y croise des vieillards prisonniers qui sont nourris à condition de ne pas s'aventurer dans les escaliers, on y côtoie l'inquiétante faune de West Wester, sorte de quartier réservé qui grouille de mauvais garçons et d'aventuriers, qui vit de trafics en tous genres et de plaisirs canailles.
Alors que la menace d'une révolution ébranle le titanesque édifice, les tribulations de Brok nous conduisent dans un univers fantasmagorique à l'esthétique futuriste irrésistible, qui tient autant de Méliès que de Jules Verne, où le lecteur est lui-même ébloui par ces immenses réclames au néon qui vendent des rêves sur mesure, des séjours sur des planètes exotiques, mais aussi des sortilèges, des poisons et des tueurs à gages...
Il s'agit là d'une précieuse réédition, dans une nouvelle traduction, d'un roman inclassable de Jan Weiss (1892-1972), entre fable politique et fantastique. Paru en 1929, il rappelle la richesse de ce premier âge d'or d'une science-fiction visionnaire qui, dans les années 1920-1930, révélait des auteurs tels que le Tchèque Karel Čapek (l'inventeur du mot « robot ») ou le Russe Evgueni Zamiatine, œuvrant dans la lignée d'E.M. Forster et de son classique La machine s'arrête, paru en 1909. La maison aux mille étages est une parabole aussi rocambolesque que débridée. De la spéculation outrancière au contrôle social, elle anticipe quasiment les totalitarismes et la fracture européenne qui mèneront à la Seconde Guerre mondiale. Et l'on y découvre déjà les thèmes de la surveillance totale et d'un capitalisme ultra-technologisé. C'est aussi un fabuleux et quasi picaresque roman d'aventures, à la fois témoignage fictif de l'époque d'avant-guerre et réflexion toujours d'actualité sur les cahots de notre marche civilisationnelle.
La maison aux mille étages Traduit du tchèque par Eurydice Antolin
Hachette
Tirage: 6 500 ex.
Prix: 20€ ; 256 p.
ISBN: 9782017163992