La glace conserve. Mais qui conserve la glace ? Avec le changement climatique ce grand froid des régions arctiques l'est chaque jour un peu moins. Ce qui fait le malheur de tous (la catastrophe écologique) fait le bonheur de certains. Si soucieux d'environnement soient-ils, les archéologues et les scientifiques s'enthousiasment pour ce que révèle en fondant ce sol gelé censément pérenne qu'est le permafrost. La mer de Béring et son fameux détroit, couloir maritime entre les continents asiatique et américain, n'ont pas fini de dévoiler les trésors enfouis de ces confins sibériens.
Dans son premier roman, Ici, la Béringie, Jérémie Brugidou imagine dans un futur à peine anticipé un parc zoologique préhistorique, Beringia Park, où des espèces du Pléistocène ont été ressuscitées par le truchement de la manipulation génétique. Jeanne est chargée de diriger des fouilles au sein de cette réserve. Elle est également en quête d'un frère disparu. Le texte se dédouble en une autre expédition scientifique menée en mer des Tchouktches par un certain Hushkins au début de la Guerre froide, et dont il ne reste plus que le carnet de bord. Le géologue américain, témoin des ravages provoqués par ses compatriotes et les Soviétiques, avait été hanté par la disparition d'un être cher, une bien-aimée Barbara. Pour sa mission, on a remis à Jeanne le journal intime de Hushkins. En lisant ces pages écrites un siècle auparavant, c'est comme si les mots de l'endeuillé se communiquaient à travers le givre des ans, révélant à Jeanne par-delà le passage du temps une gémellité dans le deuil et la pérennité du désir, chez l'homme, de sonder le mystère des choses. Que sont devenus les autochtones des premiers âges ? S'enchâsse alors le récit de Sélhézé, la jeune Qui-Collecte, ancêtre de notre commune humanité. Et tout l'art de ce primo-romancier à l'écriture à la fois poétique et fluide, est de nous plonger dans les blanches étendues de la Béringie comme dans les paysages intérieurs des personnages, et de nous faire entendre la respiration de la Terre en nous rendant attentifs aux battements de cils de ce grand corps cosmique.La Béringie, immémorial lieu de transit, fut le chemin que prirent les hominidés de la péninsule de Tchoukotka pour essaimer vers les territoires d'Amérique. Passerelle d'un monde à l'autre et transmission d'une période à une autre, la Béringie est une métonymie de notre condition de vivant, une métaphore de l'impermanence qui la caractérise. Montée des eaux, glaciation, fonte, et inéluctable disparition. Seule la littérature préserve. Pour un temps.
Ici, la Béringie
Éditions de l’Ogre
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 € ; 208 p.
ISBN: 9782377561049