Silencieusement, dans toutes les DRAC et les rectorats mais aussi les associations de libraires indépendants, des bonnes volontés s'agitent pour donner une réalité au dispositif "Jeunes en librairie" décidé conjointement par les ministres de la Culture et de l'Education nationale et paru au
Bulletin Officiel du 11 mars. Comment le mettre en place dans l'urgence ? Le risque est grand que, dans la précipitation, des questions ne soient évacuées alors même qu'elles doivent être soulevées sans quoi la politique pourrait manquer son objectif voire aggraver la situation.
Cette opération part d'une bonne intention qu'il ne s'agit pas de contester. Les jeunes tendent sans doute à moins fréquenter les librairies que leurs aînés même si nous ne disposons pas de données permettant de l'établir. On peut toutefois considérer que le passage au manuel scolaire numérique (nommé Lycée 4.0 en Grand Est) soutenu par le ministère de l'Education nationale a fait disparaître les visites des élèves dans les librairies pour acquérir les manuels papier. Les libraires ont perdu du chiffre d'affaire mais aussi le contact avec ce public qui a vocation à être celui qui remplacera les générations plus lectrices qui disparaissent. Même si ce n'est pas énoncé comme tel, nul doute que cette politique (qui bénéficie des ressources apportées par le Plan de Relance) prend place dans ce contexte. "Jeunes en librairie" existait déjà en Aquitaine et dans les Hauts de France, c'est donc sa généralisation qui est décrétée.
Tendance de fond
Le contexte est aussi celui du reflux de la lecture de livres au cours de la scolarité secondaire.
L'enquête du CNL de 2016 montrait que tant la part de lecteurs de livres quotidiens que le nombre de livres lus diminuaient de la fin du primaire au collège et du collège au lycée. Autrement dit l'opération s'inscrit comme pour contrebalancer la tendance dans laquelle se situent les jeunes et qu'il faut comprendre.
Ce "désamour" des jeunes à l'égard de la lecture de livres (la lecture d'écran se porte à merveille !) provient d'une multitude de sources dont l'affaiblissement du poids de la littérature dans la formation, le recrutement et la vie des élites. Mais elle se nourrit aussi de la convergence des adultes autour de la volonté de transmettre cette pratique.
Pour de bonnes raisons, l'Ecole (dès la maternelle) fait de la découverte de l'écrit une de ses priorités et la lecture est au cœur du primaire jusqu'au lycée avec l'épreuve suprême du
bac de français qui donne de la lecture une expérience dépersonnalisante. Les parents soutiennent ce mouvement à la fois pour les enjeux scolaires mais aussi par conviction personnelle. Et les grands-parents, tantes et autres adultes prolongent souvent ce mouvement. Le ministère de la Culture à travers ses opérations (Nuit de la lecture, Partir en livre), le soutien aux bibliothèques et aux librairies, et les professionnels de ces lieux de la lecture sont aussi au chevet de la lecture des jeunes.
Détourner l'obligation
Malgré tous ces efforts et cette unanimité, le constat est celui d'un net recul de la lecture de livres au cours de la scolarité secondaire. Et peut-être que c'est justement à cause de toutes ces incitations et obligations que les jeunes se retirent de cette pratique. Comment lire si "les adultes" en préemptent le sens parce que la pratique se conformera à leur souhait ? Comment donner un sens personnel à la lecture avec tous ces regards penchés sur le berceau de la pratique ? C'est ce que nous disent les jeunes qui se plaignent d'être obligés de lire. Ecoutons Lucilla interrogée pour ce passionnant rapport de lNJEP (
Goûts, pratiques et usagesculturels des jeunes en milieu populaire) : «
À l’école je suis obligée de lire, d’écrire, de faire du sport, de chanter en musique. Bah à la maison je ne suis pas obligée mais je le fais quand même… Je déteste quand on me dit “fais ça” ! Quand je fais les choses, j’aime bien les faire de mon plein gré » (p. 180).
Comment être soi-même à travers les livres car l'enjeu de l'adolescent est de
devenir lui-même ? Logiquement, ils se tournent vers d'autres pratiques non scolarisés et plus étrangères de la génération de leurs parents (réseaux sociaux, jeux-vidéos, etc.) et de l'école. Cela signifie que pour qu'il y ait transmission culturelle, il faut d'abord une relation de confiance construite avec chaque jeune. C'est ce qu'écrivent les autrices du rapport pré-cité (p. 226) : «
les parents, les pairs, mais aussi les enseignants sont des prescripteurs culturels à condition qu’un lien affectif, voire charismatique, les relie à eux. La transmission de la culture familiale, la transmission des ressources culturelles par les pairs mais aussi la transmission à l’école, en ce qui concerne les pratiques légitimes, ne s’exerce que si le 'prof est bon' ».
Confiance plutôt que conversion
Dans ce contexte, si le dispositif "jeunes en librairie" ne repose pas sur ce lien de confiance, il risque de renforcer la conviction de ceux qu'il s'agit de "convertir" qu'ils sont d'abord sujets d'une politique et non pris en compte à titre personnel. Pourtant, le fait de choisir "jeunes" plutôt que "collégiens" ou "lycéens" part d'une bonne intention pour ne pas annihiler la personne que se trouve être chaque adolescent au-delà de son statut d'élèves. Mais ce point de départ n'est pas réellement confirmé par le cadrage du dispositif. Dès la 3
ème phrase du texte des ministres, l'illusion est levée puisqu'il s'agit de "
projets portés par des professeurs" visant "
plusieurs objectifs pédagogiques et culturels". Les jeunes ont disparu pour se réduire au statut d'élèves. Ils retrouvent une reconnaissance par le fait que le dispositif prévoit un "
achat de livres par les élèves/les apprentis dans la librairie partenaire" et il est bien précisé que celui-ci sera "
personnel et libre mais accompagné et préparé en amont". Les élèves sont des personnes mais sous le regard des adultes là où, justement, ils ont besoin de se couper de ce lien pour se construire...
La circulaire est signée, l'opération aura lieu avec le risque d'effet pervers attendu. Tentons de proposer des pistes pour faire surgir des effets positifs :
- partir des élèves en tant qu'ils sont des personnes. L'essentiel des lectures faites par les élèves à titre personnel porte sur les mangas et les littératures de l'imaginaire. Il faut sans doute laisser cette orientation s'exprimer.
- s'appuyer sur les centres d'intérêt des élèves y compris ceux qui paraissent éloignés du livre et qui sont organisés dans des clubs ou ateliers (jardin, couture, développement durable, etc.)
- partir des pratiques de lecture sur écran. Par exemple : de nombreux élèves explorent Wattpad et il serait possible de leur faire rencontrer un auteur ayant réussi à être finalement édité en version papier après avoir commencé à écrire sur cette plate-forme.
- exploiter les relations entre pairs. Les jeunes se construisent par l'appartenance aux groupes de pairs. On pourrait imaginer de proposer à des élèves lecteurs, rassemblés dans des ateliers ou séparément, de faire des acquisitions pour une boîte à livres dans la cour ou un rayonnage dans le foyer.
- s'appuyer sur des relais au sein des établissements qui incarnent le moins la pédagogie. On pense notamment aux professeurs-documentalistes, aux conseillers principaux d'éducation.