Les dénonciateurs (Actes Sud, 2008) en était déjà un premier signe. Les romans qui suivirent, du Bruit des choses qui tombent aux Réputations et au Corps des ruines(Seuil, 2012, 2014 et 2017) n'en furent que l'éclatante confirmation : Juan Gabriel Vásquez est sans doute le plus important des romanciers latino-américains de ce temps, ou au moins de sa génération (il a 47 ans). Cet homme, poursuivant la tradition d'un Fuentes ou d'un Vargas Llosa, a longtemps quitté son pays, la Colombie, partant vivre en France, en Belgique et à Barcelone, pour se faire le chroniqueur inspiré de son histoire pleine de bruit et de fureur. Il est rentré en Colombie il y a neuf ans. Il y a chez lui un côté « grand romancier national » que ne démentira pas le fait qu'il a également été le traducteur de Victor Hugo dans sa langue natale.
Ses lecteurs français, fascinés par sa capacité unique à faire vivre une narration à la fois romanesque, politique, intime et métaphysique, le retrouvent cette fois avec Chansons pour l'incendie, un recueil de nouvelles, le deuxième traduit après Les amants de la Toussaint (Seuil, 2011). Peu importe que le projet littéraire puisse paraître moins vaste, moins ambitieux, il n'en est pas moins aussi authentiquement accompli. Neuf nouvelles donc (dont celle, finale et magnifique qui donne son titre au volume), presque toutes revendiquées comme autobiographiques - il s'y met en tout cas en scène. Il y est question d'une photographe et d'une chute de cheval, d'un ami de jeunesse décédé lors de son service militaire et du ressentiment du père du disparu envers celui qui est resté vivant, de l'imposture d'un ancien volontaire parti combattre auprès des Américains sur le front de Corée, d'un aviateur américain tourmenté par le souvenir de ses années en poste dans une garnison espagnole, de la disparition inexpliquée d'un homme, d'un figurant sur le tournage d'un film de Polanski, d'un groupe de musique traditionnelle mexicaine en tournée en Espagne ou d'une femme libre et assassinée. Que des histoires de regrets, de remords, de zigzags du destin. En quelques pages seulement, presque autant de grands romans...
Ce Chansons pour l'incendie peut aussi finalement être considéré comme un art poétique de la part de Vásquez. Il parvient à imbriquer très intimement la grande Histoire avec la psyché de ses personnages et les réflexions (volontiers mélancoliques, mais jamais moralistes) que cela lui inspire. Avant d'être un grand écrivain, c'est un grand « regardeur », un grand « écouteur ». Il dessine à la pointe sèche les territoires les plus secrets de chacun, qui sont toujours bien entendu ceux de la mémoire. Ces souvenirs que l'on voudrait si souvent oublier que l'on soit une femme, un homme ou même un pays.
La langue de Juan Gabriel Vásquez est à l'image de ses nouvelles : rapide, précise et élégante (il faut à ce propos saluer la justesse de la traduction d'Isabelle Gugnon). Elle ne s'embarrasse pas d'effets de style qui ne seraient qu'emphase- le style en fait, c'est l'homme, c'est le passé recomposé de chacune de ses histoires. L'écrivain est un voleur d'âmes peut-être, mais là c'est surtout un gentleman cambrioleur. Un Lupin qui redonne à ses personnages la dignité sacrifiée de leurs vies oubliées.
Chansons pour l'incendie Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon
Seuil
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 22 € ; 240 p.
ISBN: 9782021427233