Dans la mesure où la vie est un songe, cette histoire-là est vraie. Il fut un temps où l’Espagne s’évertuait à ressembler à la fois à la version chimérique et noire qu’avait d’elle son déjà vieux dictateur et à celle, baroque et colorée, qu’Hollywood et l’Amérique diffusaient sur les écrans du monde. C’était les années 1960 et un homme y symbolisait cette contradiction. Gueule d’ange et mèche blonde, sur le sable des arènes, Manuel Benítez, dit "El Cordobés", fut alors le visage aimable du franquisme finissant. Il fallait à l’idole, narcisse innocent, non seulement l’adoration des foules, mais un regard, un miroir, dans lequel s’admirer et se craindre. Ce sera José Sáez, un berger andalou, d’origine aussi modeste, aussi désireux d’oublier la misère sur le sable des arènes qui un temps sera son sosie, "l’autre", un autre soi-même qui ne le juge ni ne le combat. Bien entendu, pour les deux hommes, vivre avec soi lorsque ce soi est double ne sera guère facile.
De cette histoire vraie et désormais à peu près oubliée de tous comme l’est aussi devenue celle du Cordobés, l’auteure madrilène Berta Vias Mahou a tiré la matière de son roman Je suis L’Autre, son premier traduit en français, prix Torrente-Ballester en Espagne en 2014. Il n’est pas nécessaire d’être aficionado pour en apprécier l’altière beauté et l’étrange complexité. Loué par Vila-Matas, le livre se situe à mi-chemin des premiers romans de Javier Marías et des œuvres des grands Viennois, Schnitzler ou Zweig , que Vias Mahou a traduits en castillan. Si elle ne succombe pas à la nostalgie un peu éventée des 60’s, c’est d’abord grâce à une construction qui n’est faite que de mises en abîme. Celle de ses deux personnages en vis-à-vis, mais aussi celle qui s’y substitue bientôt d’une instance narrative, elle aussi double, entre José et le journaliste qui prétend recueillir ses propos. Qui fait l’ange, qui fait la bête, dans ce maelström où viennent s’échouer toutes les idées reçues autour de la célébrité et de la conscience de soi ? Le vertige sera au rendez-vous et il est délicieux. Olivier Mony
