Des invalides vétérans de l’Armée rouge, déportés au tournant des années 1950 sur une île au milieu de nulle part? Michel Jullien l’avertit en postface: c’est un épisode de l’histoire de l’URSS dont on ne sait pas grand-chose, faute d’archives… Un sujet romanesque inspirant en tout cas pour l’écrivain à la prose poétique précise et précieuse qui a reçu le prix Franz-Hessel pour Denise au Ventoux (Verdier, 2017). Dans ce sixième roman, il prête vie à deux des membres d’une colonie de combattants estropiés pendant la Seconde Guerre mondiale, relégués sur l’île de Valaam, sur le très vaste lac Ladoga, en Carélie. Deux "samovary", comme on a appelé ces proscrits livrés à eux-mêmes, à seulement deux cents kilomètres de Leningrad.
Piotr et Kotik ont tous les deux été blessés en 1942: le premier est cul-de-jatte, le second a perdu une jambe et une main. Après l’hôpital, ils sont venus gonfler les contingents de mendiants dans les rues de Moscou puis de Leningrad, avant d’être déplacés sur "l’île aux troncs, l’île aux remords du pouvoir soviétique". Dans la cellule d’un ancien monastère sur cette île prise dans les glaces sept mois par an, les deux amis trompent à la vodka les douleurs fantômes qui assaillent les membres absents et partagent tout: le regret d’une paire de bottes, l’apprentissage avorté de la natation converti en "leçons de nage à sec", un projet de lettre de doléance au commissaire du Peuple à la Santé publique, et surtout le culte de leur madone, l’aviatrice iconique Natalia Mekline (1922-2005), dont les deux amis conservent le portrait découpé dans un journal, tout en échafaudant des plans pour rencontrer leur idole. Pour les deux camarades solidaires, le visage de "la Sorcière de la nuit" est celui de la liberté. V. R.