Voici un livre unique. Unique parce qu’il fut le seul écrit par Janet Teissier du Cros (1905-1990), si l’on excepte ses souvenirs d’enfance en Ecosse (Cross currents). Unique aussi parce qu’il raconte une période - l’Occupation - vécue par une étrangère avec ses trois enfants dans les Cévennes puis à Paris. Unique, enfin, parce qu’il se dégage de ce texte un style, mélange d’empathie et d’humour pour cette France qu’elle admire autant pour ses défauts que pour ses qualités.
Les Cévennes, donc. Une terre protestante, sévère, protégée par des forêts puissantes et des montagnes orageuses. Janet vit là, dans la demeure familiale, avec ses enfants. Son mari François, polytechnicien, est mobilisé comme capitaine. Après la défaite, il reste de l’autre côté de la ligne de démarcation, jusqu’à ce qu’il retrouve un emploi dans les Ponts et Chaussées, tout en rendant quelques services à la Résistance. Il fait alors venir sa femme à Paris.
Dans la première partie, Janet raconte son quotidien en terre cévenole, à Valleraugue, dans une maison isolée. A cent mètres vivent Raymond et Emma Lévi-Strauss, les parents de Claude qui y résida jusqu’en 1940 avant de partir aux Etats-Unis. Il y a aussi Germaine Dieterlen, une autre ethnologue, collaboratrice de Marcel Griaule, Vladimir et Helena Scobeltzine, les parents de la future actrice Edith Scob, et Chanel, le marchand de tabac, frère de Coco.
Au pied du mont Aigoual, le cosmopolitisme et la Résistance se rencontrent. Janet se souvient qu’elle a toujours eu la France aux trousses. Le pays a fini par la rattraper et c’est finalement elle qui ne le lâchera plus… Dans sa préface, l’historien Patrick Cabanel compare Le chardon et le bleuet au Christ s’est arrêté à Eboli de Carlo Levi (Folio, 1977) et à Déposition, le journal de Léon Werth (Points, 2007). Force est de constater l’aura formidable qui se dégage de ce document, magnifique portrait de femme et puissante évocation d’un local qui explique le global.
Ce témoignage remporta un grand succès au début des années 1960 en Angleterre et aux Etats-Unis sous le titre Divided loyalties, que l’on pourrait traduire par "Dilemme". On comprend pourquoi. Sans sensiblerie, Janet touche juste. Elle décrit la faim, l’attente, la peur, la Résistance, l’appartenance, la déchirure. Une Ecossaise qui sait doucher les Français avec autant d’élégance, ça ne se rate pas. Laurent Lemire