22 février > Histoire Etats-Unis > Todd Shepard

Peu d’historiens avaient avant lui fait le lien entre la "scène du beurre" du Dernier tango à Paris (1972) et la représentation sexuelle de l’homme arabe dans la France de l’après-guerre d’Algérie. Il fallait bien un Yankee débridé pour mettre en évidence, aussi bien dans les débats parlementaires, la presse d’extrême droite et les revues pornographiques, cette Mâle décolonisation, cet Arabe fantasmé qui sexualise les représentations d’une histoire nationale dont on retrouve des éléments dans Dupont Lajoie (1975).

C’est le genre de livre qui décape. Il fait suite au travail de Todd Shepard sur 1962 : comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot, 2008). L’historien américain (université Johns-Hopkins à Baltimore) y expliquait comment l’histoire de la guerre d’Algérie avait été réécrite pour en faire une fatalité correspondant à un mouvement inévitable de l’histoire. Une manière de nier l’échec du projet initial d’intégration nationale dans les colonies.

Cette fois, Todd Shepard poursuit son investigation en s’intéressant à l’homme arabe présenté par la presse d’extrême droite comme un prostitué, violeur, à l’appétit sexuel débordant. Ce racisme sexualisé fabrique la peur et la haine des Nords-Africains comme l’a montré Edgar Morin dans La rumeur d’Orléans (1969) à propos d’une prétendue "traite des Blanches".

Parallèlement à cette représentation des immigrés dans l’opinion française, la libération sexuelle a investi cette image de l’inimaginable Arabe gay. Shepard revient sur les déclarations de Genet, les romans de Copi ou les écrits de Renaud Camus et de Guy Hocquenghem.

"Il est manifeste que l’idée, chère à de nombreux historiens, selon laquelle les Français ont oublié la guerre d’Algérie jusqu’au début des années 1990, est fausse. Ce qui a été oublié, c’est l’impact de la révolution algérienne sur la révolution sexuelle de la France et, plus généralement, de son histoire."

Cet essai décomplexé nous invite à plonger dans le venin d’une presse souvent liée au Front national et dans les outrances de libelles qui considèrent que "la sodomie devient un lieu propice pour penser le pouvoir".

Historien engagé, Todd Shepard est une figure de la nouvelle génération de chercheurs sur le colonialisme et le post-colonialisme. Dans la mouvance des black studies, gay et queer studies ou minority studies qui s’étendent dans l’université américaine, il revisite l’histoire de manière non conventionnelle.

D’autres spécialistes contesteront sans doute cette approche radicale d’une parole sexuelle post-décolonisatrice qui changea la France. Elle n’en reste pas moins originale et permet de voir autrement les problèmes qui agitent encore la société française, à l’instar des livres d’Edouard Louis (Histoire de la violence, Seuil, 2016) ou de Kamel Daoud (Meursault, contre-enquête, Actes Sud, 2014). En faisant le lien entre les dominations coloniales et les dominations sexuelles, la "question algérienne" apparaît fondamentalement différente.

Laurent Lemire

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