« Il y a presque dix ans maintenant je portais plainte pour un viol subi dans la nuit du 24 au 25 décembre 2012. Je me vois encore dans les locaux de police, racontant à la police comment un individu m’avait, quelques heures plus tôt, étranglé jusqu’à presque en mourir, puis pénétré de force en hurlant qu’il allait me tuer.  

Aujourd’hui la décision de justice vient de tomber, l’accusé a été relaxé, une fois de plus, comme presque systématiquement dans les affaires de viol ou d’agressions sexuelles. Parce que pour eux il n’y a jamais assez de preuve. 

Comment  un système aussi destructeur pour les victimes peut-il se reproduire de façon aussi grotesque et aussi violente, malgré tous les combats politiques, toutes les prises de paroles ?

La justice me reproche notamment  - comme elle l’a reproché à tant d’autres - d’avoir refusé la confrontation avec l’accusé. Mais comment imaginer se confronter avec une personne qui a tenté de vous détruire à ce point ? Certaines et certains en ont eu la force. Pas moi. Je n’ai pas cette force là, j’ai eu peur, j’ai peur. 

Est-ce que j’ai perdu aujourd'hui ? Je ne sais pas, je n’avais rien à gagner, on ne peut jamais gagner d’avoir traversé des expériences comme celles-ci, on ne peut que perdre ou perdre. Je n’ai jamais fait suffisamment confiance à ce système pour attendre quoi que ce soit de lui, et de toute façon je n’ai jamais pensé que les possibilités que m’offrait ce système - punir - auraient pu m’apporter quoi que ce soit de bon. Je suis juste sonné, abattu même, qu’un ou une juge ait pu remettre en question mon récit. 

Je me souviens comment Primo Levi racontait - à un autre niveau de violence évidemment - que les rescapés des camps, même très éloignés, même sans s’être jamais parlé, racontaient la même chose : souvent, la nuit, ils rêvaient qu’ils racontaient ce qu’ils avaient vu et vécu, mais la personne à qui ils ou elles s’adressaient ne les écoutaient pas. De ce cauchemar naissait une douleur immense, indescriptible pour les rescapés. Quelqu’un qui ne l’a pas vécu, je crois, ne pourra jamais comprendre cette douleur innommable. Cette douleur que d’autres ont vécu, que d’autres, dans ce système pervers de persécution des victimes, continueront de vivre.

Ces dernières années j’ai voulu parler le moins possible de cette affaire : la vivre était déja assez violente, la redoubler avec les mots m’aurait détruit. La double souffrance ,celle du corps, et celle des mots, n’est pas quelque chose que je pouvais supporter.

Si j’écris ce post aujourd’hui, c’est pour parler à celles et ceux qui ont vécu, vivent, ou vivront la même chose. Dites vous que vous n’êtes pas seul, c’est idiot mais c’est une chose si importante. Dites vous que porter plainte, dans la configuration qui est la nôtre, n’est pas forcément la bonne solution. Les institutions judiciaires fonctionnent à l’écrasement des victimes, notamment dans ce type de violence. Pendant des années elles vous suspecteront, vous feront du mal, remettront toujours en cause ce que vous avez à dire - vous faisant revivre, encore et encore, dans la vie réelle, le cauchemar décrit par Primo Levi. Si vous voulez vous battre, faites le politiquement, allez dans la rue, engagez vous, entourez vous de gens que vous aimez, mais ne vous confrontez pas à une institution qui ne veut pas vous entendre. Si vous en avez la force, l’envie, le courage, évidemment faites-le, personne me doit vous dicter la manière une prendre en charge votre douleur, mais sachez en tout cas que la justice n’est pas là pour vous, et que s’y engager, c’est contrairement à ce qu’on vous fait croire, parfois, non pas être soutenu, mais s’engager dans une lutte qui vous laissera des blessures potentiellement encore plus profondes que ce pour quoi vous vous serez adressé à la justice, ces blessures que je vais devoir, comme tant d’autres, continuer de porter en moi pour trop longtemps. »