C’est le 24 mai 2018 que les députés et les sénateurs réunis dans la commission mixte paritaire ont finalisé le texte de loi sur le secret des affaires, intitulé officiellement «
loi sur la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulgués ».
Cette version commune est un compromis qui succède à des votes divergents émanant, durant ce printemps, des deux chambres parlementaires.
La future loi mentionne une information «
connue par un nombre restreint de personnes, ayant une valeur commerciale en raison de son caractère secret et qui fait l'objet de mesures particulières de protection ».
Chronologie
A l’origine, c’est en janvier 2012 que l’idée d’une telle loi avait agité l’Assemblée nationale.
Le rapporteur de ce premier texte, qui n’avait pas dépassé la première lecture, avait plaidé que «
protéger le secret des affaires, c'est protéger des emplois, des technologies sensibles, des investissements, lutter contre la désindustrialisation et, dans certains cas, garantir nos indépendances dans les secteurs stratégiques »…
Puis, à la fin du mois de janvier 2015 - si néfaste pour la liberté d’expression et la vie, en général –, à l’initiative du ministre de l’Économie d’alors, Emmanuel Macron, l’Assemblée nationale avait examiné une proposition de loi créant un nouveau délit dans le code pénal pour protéger expressément le secret des affaires.
Le dispositif répressif avait été cette fois repoussé à la suite de la mobilisation des éditeurs de presse.
Las, le 18 juin 2016, l’Europe a accouché d’une directive sur le « secret d’affaires », qui nous vaut aujourd’hui le retour de cette énième forme de censure.
En vertu de la directive, toutes les informations relatives au blanchiment, à la corruption ou encore au négoce de médicaments toxiques sont visées.
Il existe dans cette directive des dérogations, mais très ténues. Un lanceur d’alerte doit ainsi démontrer qu’il a révélé une véritable faute professionnelle ou une activité illégale «
dans le but de protéger l’intérêt général ».
Les lanceurs d'alerte concernés?
Selon tous les observateurs autorisés, la directive interdit, en pratique, toute publication de quelconques « Panama Papers ».
L’actuelle ministre de la Justice, Nicole Belloubet, s’est voulue rassurante : «
Le secret des affaires ne pourra être opposé aux lanceurs d’alertes et aux journalistes ». Selon elle, ce texte «
n’emportera strictement aucune restriction de liberté publique. Les juridictions, gardiennes des libertés individuelles, feront la balance des intérêts en présence en veillant à ce qu’aucun lanceur d’alerte ne soit condamné »
Et la future loi proclame que le secret des affaires ne peut pas s’appliquer lorsqu’il s’agit d’«
exercer le droit à la liberté d’expression et de communication, y compris le respect de la liberté de la presse ».
Il est donc peu probable que des entreprises puissent utiliser cette loi pour bloquer la publication d’une enquête sur… les « affaires », la finance, ou les industries polluantes ; ou réclamer des dommages et intérêts à un éditeur de biographies de patrons de grandes entreprises.
Mais il existe déjà en France une forme de secret des affaires puisque l'article 10 de l’ordonnance du 28 septembre 1967 sanctionne l’utilisation abusive d’informations privilégiées.
Le cas inquiétant "Conforama"
Pire encore, le 22 janvier 2018, le Tribunal de commerce de Paris a rendu
une ordonnance de référé par laquelle Challenges a été condamné à retirer de son site un article consacré à Conforama détaillant sa mise sous placement d’un mandat ad hoc.
Conforama arguait d’une violation de l'article L. 611-15 du Code du commerce, disposant que «
toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité ». L’entreprise éditrice du journal plaidait le droit à l'information du public à propos d’un «
sujet d'intérêt général ».
Le magistrat s’est appuyé sur un arrêt de la Chambre commerciale en date du 11 mars 2014 sanctionnant la diffusion d'informations relatives à une procédure de prévention des difficultés des entreprises et couverte par la confidentialité.
La jurisprudence est donc d’ores et déjà très liberticide en matière de « secret des affaires » et n’a pas vraiment besoin d’un texte de plus, même réduit à la portion congrue.
Le débat a toutefois animé le Parlement à l’occasion du vote de la transposition de la directive. Le Sénat avait adopté, en avril 2018, la proposition de loi, malgré l’opposition de la gauche qui avait relayé les inquiétudes suscitées par le texte parmi les médias et les associations.
Un collectif constitué d’une vingtaine de sociétés de journalistes ainsi que d’une cinquantaine de lanceurs d’alerte, de syndicats et d’ONG, a relevé lors du passage devant la Commission mixte paritaire : «
Sous couvert de protéger les entreprises, (ce texte) verrouille l'information sur les pratiques des firmes et les produits commercialisés par les entreprises ».
La Commission a en conséquence rétabli l'amende civile que l'Assemblée avait introduite et le Sénat supprimée «
en cas de procédures dilatoire ou abusives ». Celle-ci peut représenter 20 % du montant de la demande de dommages et intérêts (ou 60 000 euros s’il n’y pas de demande chiffrée).
Les sénateurs avaient fixé un garde-fou en créant un délit d’espionnage économique qui ne concernait pas les journalistes, les lanceurs d’alerte et les représentants des salariés. Mais la Commission mixte paritaire l’a supprimé.