Yannick Grannec a du souffle et n’a pas peur des grands sujets. Dans son très ample premier roman La déesse des petites victoires (prix des Libraires 2013), inspiré de la vie du mathématicien américain d’origine autrichienne Kurt Gödel (1906-1978), elle tissait plusieurs histoires d’amour et d’amitié baignées dans un univers scientifique peu fréquenté par la littérature. Trois ans après ce premier titre très remarqué, elle revient avec un deuxième roman aussi consistant et ramifié où elle imagine sur un siècle, entre l’Europe et les Etats-Unis, la saga fictive des Schorsmann-Grenzberg, une chaotique histoire de famille qui est aussi une traversée de l’intérieur de l’art moderne de la première moitié du XXe siècle, une plongée intime au cœur de l’avant-garde germanique de l’entre-deux-guerres.
Dans la première partie, contemporaine, on est à Chicago, dans le monde de Josh Schors, concepteur et présentateur d’"Oh My Josh", un reality show à succès, dont le concept consiste à "ranger sa vie et repeindre le décor". Un "rôle de pourvoyeur d’espérance" que cet ancien architecte anime avec sa femme Vickie, enceinte de leur premier enfant. Mais un métier que méprise son père Carl, un peintre dont l’heure de gloire est passée, installé à Saint-Paul-de-Vence. Ce vétéran de la guerre de Corée, nostalgique d’un âge d’or de l’art européen qui finance "un train de vie d’ermite hédoniste" en vendant ses toiles, choisit de se donner la mort à 85 ans. Le roman s’articule autour de cet artiste, né Karl Grenzberg en Suisse d’un père allemand, galeriste et collectionneur, et d’une mère suisse, et adopté en 1940 par un couple d’origine juive exilé aux Etats-Unis en 1934. Peu de temps avant son suicide, il apprend l’existence d’une sœur inconnue de 19 ans son aînée, Magdalena dite Magda. Yannick Grannec conduit par va-et-vient géographiques et chronologiques l’enquête généalogique sur la piste de cette mystérieuse jeune femme, élève à la fin des années 1920 à la prestigieuse école du Bauhaus, à Dessau, et dont Paul Klee avait peint un portrait intitulé Le bal mécanique. Ainsi l’énigme familiale mène aussi sur la trace d’œuvres disparues de l’"entartete Kunst", cet "art dégénéré" jugé "insultant pour le sentiment allemand" et saisi par les Nazis.
Héritage, spoliation organisée, succession, transmission et droit d’inventaire dans la Mitteleuropa des années 1930 mais aussi secrets de famille, destins contrariés et identités réinventées… Une nouvelle fois, la romancière excelle à mêler dans une alternance de voix et de narrateurs le récit très documenté et l’invention romanesque, les biographies fictives et les protagonistes réels, pour un grand bal tragique et tourbillonnant.Véronique Rossignol