Alors que paraît chez Points Vaterland, superbe récit des origines dans lequel Anne Weber questionne la germanitude en enquêtant sur son arrière-grand-père, l’écrivaine bilingue, née en Allemagne en 1964 et installée à Paris depuis plus de trente ans, revient avec un portrait de saint moderne. Un conte léger en surface et profond en dedans, plein de fantaisie ironique, illuminé par la figure christique de Kirio.
Kirio est un bienfaiteur malgré lui, bon sans le vouloir, ni le savoir. Joueur de flûte dans la rue, il envoûte les passants avec une musique qui ne ressemble à rien de connu. Kirio donc, son air perpétuellement étonné, sa "distraction frappante", sa manie de marcher sur les mains ou d’avancer en faisant la roue. La tête à l’envers et le monde à la renverse. Candide, indifférent à l’argent, ouvrant les bras quand on cherche à l’agresser, jetant des grains de riz et des lentilles sur des bagarreurs pour les séparer, Kirio a aussi la faculté de disparaître. Doux dingue pour les uns, innocent pour les autres, tous ceux qui l’ont croisé s’en souviennent. Et Anne Weber fait défiler les témoins : la mère du garçon, son professeur de latin au lycée dans sa Drôme natale, une chercheuse en neurosciences, un entraîneur de chevaux dans le Cotentin, les clients du café des Buttes, au parc des Buttes-Chaumont à Paris, près de l’un de ses domiciles connus, une chambre de bonne où il ne faisait entrer personne.
Mais la vie de Kirio est surtout livrée par un observateur privilégié, littéralement omniscient, un narrateur inconnu qui prétend être le seul à tout voir et tout entendre et que la romancière, facétieuse, propose au lecteur d’identifier à travers des indices et des devinettes, en procédant par élimination. Dieu ? Pas si simple. Le récit s’égare ainsi en réjouissants commentaires, en apostrophes et digressions. "Si vous avez maintenant l’impression d’avoir affaire à un nigaud complètement écervelé, c’est que quelque chose ne va pas, soit chez vous, soit dans ma description." Dans le brouillage de pistes et au jeu de celui qui aura le dernier mot, l’auteure de Tous mes vœux (Actes Sud, 2010) et de Vallée des merveilles (Seuil, 2012) s’en donne à cœur joie. V. R.