C’est grâce à son érudition encyclopédique en musicologie, à son goût pour les genres "désuets" (l’opérette, en particulier), que Benoît Duteurtre est "tombé", par hasard, sur le nom de Fernand Ochsé (1879-1944), lequel, à l’origine, ne lui parlait guère. Il s’est ensuite rendu compte, en faisant des recherches, que l’homme avait joué un rôle non négligeable dans notre histoire intellectuelle, qu’il avait occupé, durant près d’un demi-siècle, une position sociale de premier plan, été l’ami de tout le gotha aristocratique, littéraire et artistique de son temps, surtout entre les deux guerres, et servi un certain nombre de grands créateurs. Lui n’était qu’un dilettante, troisième fils d’un marchand d’ivoire juif venu d’Allemagne et plus que fortuné, un touche-à-tout, musicien, compositeur, poète, peintre, metteur en scène, voire décorateur et costumier, qui a essayé de vivre dans son univers, en harmonie avec sa grande passion : le second Empire, synonyme de luxe, de raffinement, d’une certaine "légèreté" française qui ne survivra pas à deux conflits mondiaux.
Quant à ses amours, elles demeurent fort mystérieuses. Proust, jaloux de sa relation privilégiée avec Reynaldo Hahn, "son" Reynaldo - qui demeurera son ami toute sa vie, essaiera de le sauver de la déportation, et ne l’oubliera pas dans ses Mémoires -, écrivait, en 1906 : "Ochsé règne." Mais l’on n’en sait pas plus, et guère plus sur sa vie, en fait. Les témoignages sont assez nombreux, mais très fragmentaires, et tout de Fernand Ochsé, ses manuscrits (dont une opérette "nègre", Choucoune, jamais jouée), ses meubles, ses exceptionnelles collections, a disparu après son arrestation, son transfert à Drancy, puis son départ pour les camps de la mort, dans le dernier train, le 77, du 31 juillet 1944. Avec sa femme Louise, sculptrice et veuve de son frère Julien, poète opiomane mort en 1936, qu’il avait épousée en 1938. Cela se faisait à l’époque. Et les convenances étaient sauves. Ils ont été pris par leur faute à cause d’une crise de panique, semble-t-il, alors que, réfugiés à Cannes, ils auraient pu attendre tranquilles la fin de la guerre. Le destin en a décidé autrement.
Benoît Duteurtre a mené l’enquête, mobilisé ses relations, bénéficié de quelques témoignages importants, dont celui de la grande Gisèle Casadesus, disparue récemment, à 103 ans, pour ressusciter Fernand Ochsé, lui rendre justice. Gageure réussie, pour ce beau livre, qui sonne comme une valse des adieux, à un homme, certes, mais aussi, à travers lui, à tout un monde et à son mode de vie. J.-C. P.