Tout le monde connaît André Maillencourt, l’un des plus grands écrivains français vivants, dont le nom revient régulièrement pour le prix Nobel de littérature. Une star planétaire. Après deux modestes bluettes, comme s’il faisait ses gammes, il est l’auteur de trois chefs-d’œuvre. Le requiem du saltimbanque, qui l’a rendu célèbre et riche. Nostalgie des lendemains, six ans après, plus discuté par la critique, mais qui lui a valu la consécration. Et puis Espoir trahi, accueilli avec circonspection, le grand écrivain ayant annoncé que ce serait son ultime. Depuis, en effet, plus rien, silence total, aucune apparition publique. Aussi, l’attente du public étant immense, la sortie d’un nouveau livre, ses Mémoires en l’occurrence, serait forcément un événement, et sauverait la situation financière de sa maison d’édition, prestigieuse, vénérable mais fragile, ainsi que la tête de Dolorès, la directrice, une éditrice à l’ancienne, géniale et tyrannique, qui fait un peu penser à la Reine Zabo, la patronne de Benjamin Malaussène chez Daniel Pennac. Mais le problème, c’est que Maillencourt ne parvient pas à les écrire, ces fichus Mémoires.
Le bouc émissaire, dans cette histoire, c’est le jeune narrateur, "un écrivain qui n’écrivait pas", et n’arrive pas à boucler son deuxième roman. Par conséquent, il est "dans la merde", comme il dit, parce que l’éditeur de son premier livre, qui n’est autre que la maison de Dolorès, lui a consenti un à-valoir correct. Incapable de rembourser, chômeur et oisif, il se voit contraint d’accepter une proposition redoutable: aider Maillencourt à accoucher de son livre, lui servir de nègre s’il le faut. Après une première rencontre plutôt fraîche, le voilà adoubé. Tous les matins, il se rend chez l’écrivain, enregistre ses confidences et confessions, met en forme le texte l’après-midi, et donne les chapitres au fur et à mesure à une Dolorès aux anges.
Mais un gros grain de sable va venir enrayer cette belle mécanique: Maillencourt est incapable de raconter la genèse de ses grands livres, comme si ce n’est pas lui qui les avait écrits. D’ailleurs, en se documentant, le narrateur, qui n’est pas sot, tombe sur l’article d’un certain François Dizacco (c’est le pseudonyme d’un universitaire qui a connu Maillencourt à la fac), lequel émet la même opinion. Ce n’est pas le même auteur qui a écrit les deux premiers romans, et les trois suivants. A partir de là, l’histoire s’emballe, les fausses pistes et les chausse-trappes se multiplient, les rebondissements se font spectaculaires, jusqu’à la parution, enfin, de ces fameux Mémoires, Les cailloux du chemin, avec des conséquences qu’on ne dévoilera pas ici, pas plus que le pot aux roses.
Jean-François Merle, qui n’a lui-même pas publié de roman depuis trente ans (Cale sèche, Arléa, 1987, 2009), revient enfin avec cette sotie jubilatoire, satire réussie d’un milieu littéraire qu’il connaît et pratique de tous côtés, portée par un style raffiné, et pleine d’autodérision. Et si le grand écrivain, c’était lui? Jean-Claude Perrier