"Nous gardons le dossier des dommages de guerre, mais nous pensons à la paix" : un an après la publication de Vincent Van Gogh : le brouillard d’Arles, carnet retrouvé (1), Bernard Comment veut se montrer conciliant et se prépare à relancer le débat, sans écarter la menace d’une procédure juridique. Le 15 novembre 2016, le jour même de la conférence du lancement de ce beau livre, le musée Van Gogh torpillait d’un communiqué ravageur une année de travail de l’éditeur du Seuil, directeur de la collection "Fiction & Cie". Ces 65 dessins sont des faux, affirmaient les experts du musée d’Amsterdam, contredisant violemment la maison qui les présentait comme une découverte majeure. "Il y avait une réelle intention de nuire", s’insurge Bernard Comment.
Ce devait être le succès de fin d’année
A 69 euros, ce devait être le succès de fin d’année pour la maison mère du Seuil, le groupe La Martinière, qui avait simultanément publié l’ouvrage aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne via ses filiales Abrams et Knesebeck. TerraLannoo, important groupe d’édition et de distribution implanté aux Pays-Bas et en Belgique, en avait acheté les droits néerlandais. Au Japon, Kawade Shobo, qui devait le publier quelques semaines plus tard, a préféré laisser passer la tempête et l’a publié en avril. "Il va également être édité en Chine", ajoute le directeur de "Fiction & Cie".
Au total, le tirage cumulé pour ces quatre maisons a atteint 70 000 exemplaires, dont 25 000 exemplaires pour la version française, selon les chiffres communiqués lors du lancement. Il s’en est vendu environ 6 500 exemplaires en France, selon GFK. "Il faut rajouter environ 20 % à ce chiffre pour avoir la réalité du marché, et il continue de se vendre. C’est à la fois énorme, pour des dessins et un livre de ce prix, mais moins que ce que nous aurions pu réaliser sans l’énergie négative déployée par le musée", regrette l’éditeur. La version anglaise avoisine le même niveau de vente, et en Allemagne Knesebeck a aussi réalisé un score honorable, contrairement à TerraLannoo, "au cœur du cyclone", reconnaît l’éditeur. Contactée, la maison néerlandaise ne souhaite pas évoquer cette affaire.
Les meilleurs spécialistes
Pour réaliser ce grand livre d’un format atypique tout en hauteur (25 × 38 cm), reproduisant en fac-similé le carnet qui était en fait un livre de comptes récupéré, "nous avons pris les meilleurs spécialistes, la qualité d’origine des dessins est restituée de façon incroyable". Le papier est un Munken Kristall mat 150 g d’Arctic paper, la photogravure a été confiée à Printmodel à Paris, et la fabrication à un imprimeur allemand spécialiste du beau livre, Grammlich, près de Stuttgart. Preuve de cette qualité, le livre se négocie à environ 50 euros d’occasion sur Internet. "Le prix de fabrication était d’environ 12 euros, nous aurions pu vendre ce livre plus cher, mais nous avons tenu à ce qu’il reste accessible", insiste l’éditeur, reconnaissant que l’opération n’est pas rentable, sans être désastreuse. Les stocks ne sont pas pilonnés, ni bradés aux soldeurs.
Car l’éditeur ne compte pas en rester là. "Nous avons décidé de calmer le jeu, d’attendre que les passions s’éteignent, pour rétablir tôt ou tard un dialogue, idéalement avec le musée Van Gogh, mais aussi avec des connaisseurs et des experts, quand le temps de l’intimidation sera terminé." Plusieurs spécialistes de Van Gogh ont vu ces dessins et les estiment légitimes mais n’osent pas le déclarer publiquement, selon Bernard Comment : ils seraient mis à l’index par le musée, et leur carrière en pâtirait. "Une stratégie va s’élaborer en 2018, nous allons montrer ces dessins, il y aura des événements forts qui appelleront un débat", ajoute Franck Baille, marchand d’art et cofondateur d’une maison de vente aux enchères à Monaco, représentant de la propriétaire du carnet. Agée de 75 ans, très éloignée de toute culture artistique, elle avait reçu ce carnet en cadeau pour ses 20 ans, donné par sa mère qui avait été proche des Ginoux, cafetiers à Arles. En 1888, ils avaient hébergé Van Gogh, lequel leur aurait transmis ce livre à son départ de Provence, en 1890.
Franck Baille est au cœur de l’opération : d’abord incrédule lorsqu’il est averti à la fin des années 2000 de l’existence de ces dessins, il est convaincu qu’il s’agit d’une découverte exceptionnelle lorsqu’il les examine. Il récupère "avec une clause de restitution à la propriétaire", insiste-t-il, la vingtaine de feuillets détachés du carnet par un proche de la famille et vendus sur eBay, à 150 euros l’unité. En 2013, il prend contact avec Bogomila Welsh-Ovcharov, experte de l’œuvre du peintre, tout aussi subjuguée. Ronald Pickvance, autre expert de l’artiste, et auteur de la préface (décédé en mars dernier), n’a pas plus de doute sur la nature de l’œuvre qui lui est présentée. Deux ans plus tard, Franck Baille les montre à Bernard Comment, lui aussi ébloui par ce qu’il voit, d’un potentiel bien supérieur à un autre projet qu’il avait mené à bien. A côté de la littérature pour "Fiction & Cie", l’éditeur avait publié en 2010 un ensemble de poèmes, lettres et textes de Marilyn Monroe exhumés des effets personnels de l’actrice en dépôt chez la veuve de son légataire testamentaire, qui avaient rencontré un grand succès en France et à l’étranger. Franck Baille écarte l’enjeu financier d’une authentification des dessins d’un des peintres les plus chers du monde : "Je ne veux pas me placer sur ce terrain, c’est un sujet évacué par ceux qui ont porté cette histoire", assure-t-il.
Légèreté
Au-delà de l’analyse de ces dessins, et de l’histoire du carnet qui les porte, ou encore de l’intérêt d’une étude technique du papier ou de l’encre, Franck Baille, Bernard Comment et Bogomila Welsh-Ovcharov, auteure de l’appareil critique accompagnant le fac-similé, insistent sur la légèreté avec laquelle le musée Van Gogh aurait traité l’affaire, seulement à partir de photos envoyées en 2008 et 2012. En 2013, Bogomila Welsh-Ovcharov avait aussi montré une dizaine des dessins aux experts du musée. Ils n’y auraient accordé qu’une attention superficielle selon l’argumentaire détaillé et les extraits de mails qu’elle a produits en réponse aux deux communiqués de l’institution, publiés en novembre 2016, avec une fin de non-recevoir.
"Nous ne voyons pas de raison de reprendre cette discussion", répond Axel Rüger, directeur du musée Van Gogh, par l’intermédiaire de son service de presse. Réaffirmant le sérieux de l’expertise menée, il ajoute : "Nous avons informé la propriétaire des dessins de nos conclusions. Mais ces réfutations en 2008, puis en 2012, ont été totalement ignorées dans le Carnet retrouvé", regrette-t-il.
"Nous n’avons pas agi à l’aveugle, affirme Bernard Comment, nous avons pris toutes les précautions scientifiques nécessaires, même si l’art est plus une croyance qu’une science. Mais notre geste éditorial a malmené l’instance de légitimation que représente le musée, nous sommes devenus une alternative à ce pouvoir, en jugeant qu’un trésor comme celui-ci ne pouvait être occulté, et que nous devions le publier sans nous laisser intimider par qui que soit."
(1) Vincent Van Gogh, le brouillard d’Arles : carnet retrouvé, par Bogomila Welsh-Ovcharov, Seuil. 69 €, 288 p., ill. ISBN : 978-2-02-134193-5.