C'est une montée en puissance peu banale et qui en dit pourtant long sur le secteur. Paru chez Leduc en 2009, Power de Robert Greene s'est vendu timidement pendant plus de dix ans avant de connaître un succès foudroyant en 2022. Il s'en est écoulé depuis 150 000 exemplaires. Comme si le lectorat avait attendu qu'il devienne un classique pour s'en emparer. En recul pour la deuxième année consécutive, le marché du livre d'éco-gestion a tiré en effet une large part de ses ventes 2023 des ouvrages du fonds. Les titres anciens ont été plébiscités par les lecteurs, comme en témoigne une nouvelle fois notre top 50 des meilleures ventes, où seules cinq nouveautés se distinguent.
Perçus comme des valeurs refuges, plusieurs ouvrages du fonds ont même vu leurs ventes continuer à augmenter au cours des 12 derniers mois. « Des titres comme Alerte sur la banquise ! (2018) ou Stratégie océan bleu (2015) se sont mieux comportés en 2023 qu'en 2022 », constate Fabienne Boulogne, responsable éditoriale économie-gestion et efficacité professionnelle chez Pearson. Chez Alisio, The one thing de Gary Keller, paru en 2020 « ne s'est jamais aussi bien vendu que ces derniers mois », souligne Danaé Tourrand-Viciana, directrice éditoriale du pôle non-pratique d'Alisio (Leduc). Jean Staune, directeur éditorial de Diateino, rapporte pour sa part le doublement des ventes en 2023 de L'effet cumulé de Darren Hardy, paru en 2020. Autre exemple, le best-seller d'Eyrolles, L'art subtil de s'en foutre de Mark Manson, a dépassé les 150 000 exemplaires depuis sa première publication en 2017.
Le dynamisme de ces ouvrages, qui ont en commun de se situer à la frontière entre vie professionnelle et développement personnel - Danaé Tourrand-Viciana parle volontiers de « développement professionnel » -, tranche avec la difficulté rencontrée par les éditeurs à imposer leurs nouveautés dans le rayon. Car le marché du livre d'éco-gestion a bel et bien fléchi en 2023, en repli de 6,4 % en valeur selon GFK alors qu'il avait déjà reculé de 13,7 % l'année précédente. L'activité se situe ainsi très en deçà de son niveau d'avant la crise sanitaire. En 2018-2019, dernier exercice « pré-Covid », le marché était évalué à 31,8 millions d'euros en valeur selon GFK, contre seulement 26,6 millions entre novembre 2022 et octobre 2023. Les disparités sont fortes selon les segments, avec un rayon universitaire qui concentre l'essentiel des difficultés. Mais les nouveautés du rayon business/vie professionnelle sont également à la peine, certaines thématiques comme le leadership, le lean management ou la prise de parole souffrant par ailleurs d'un excès d'offre en rayon.
En cause ?
De manière plus structurelle, Florence Young, directrice du pôle éducation chez Pearson, établit aussi un lien entre l'attrition des ventes et les suites de la crise du Covid-19 : « Notre lectorat a l'habitude de beaucoup consommer nos livres lors de ses déplacements professionnels, analyse-t-elle. Mais les voyages, qui constituaient des plages privilégiées de temps libre propice à la lecture, ont beaucoup diminué avec l'essor du télétravail. »
Par exception, certains éditeurs affichent des ventes en forte hausse. Diateino, en particulier, revendique une croissance de 45 % de son chiffre d'affaires. Outre le succès de L'effet cumulé, l'éditeur bénéficie des bonnes performances de Chief bullshit officer 2.0 de Fix, dont un nouvel opus 3.0 paraîtra en avril, et de Stop overthinking de Nick Trenton. « Nous publions toujours une trentaine de titres par an, énonce Jean Staune. La tendance est aux ouvrages qui mettent en avant la collaboration au sein de l'entreprise. » De la même manière, Alisio signale un doublement de ses ventes, même si Danaé Tourrand- Viciana concède avoir une vision « décentrée » du marché. « Nous ne faisons pas de manuels ni de livres pratiques », rappelle-t-elle.
Après plusieurs années d'euphorie, les livres abordant la thématique de l'enrichissement personnel montrent eux aussi des signes d'essoufflement, la multiplication récente des nouveautés ayant là encore entraîné un effet de saturation. Outre les long-sellers Devenir rentier immobilier en partant de rien (Vuibert) ou La bourse pour les nuls (First) et La finance pour les nuls en 50 notions clés (First), quelques titres ont néanmoins tiré leur épingle du jeu en 2023 tels que Mes 68 commandements pour vivre de l'immobilier d'Allison Jungling (Maxima). Au-delà des témoignages de success stories et des titres dédiés à l'immobilier, l'accent sera davantage mis par les éditeurs en 2024 sur l'éducation financière. Fin 2023, Vuibert a déjà publié Gagner de l'argent grâce aux marchés financiers d'Alexandre Leclair tandis que De Boeck annonce Petit manuel d'éducation financière d'Anne-Claire Bennevault en avril. De manière plus large, Vuibert explore de nouvelles approches avec trois titres en 2024, parmi lesquels Investir en entreprise d'Adrien Chaltiel. « Avec cet ouvrage, nous ciblons un lectorat désireux d'investir dans l'économie réelle », indique Émilie Lerebours, responsable d'édition gestion-business chez Vuibert.
La réinvention permanente
Les éditeurs continuent par ailleurs de proposer de nouveaux concepts, tel Pearson qui annonce le lancement de la collection « Mon manga soft skills ». Traduits du japonais, les deux premiers titres paraîtront le 16 février. Ils ont pour thématiques l'épanouissement au travail et la résilience. Conçue dans une approche coaching, la collection utilise le manga comme porte d'entrée pour proposer conseils et pistes de réflexion. « Chaque chapitre s'ouvre par une dizaine de pages de manga qui introduisent un sujet, explique Fabienne Boulogne. Le lecteur accède ensuite au reste du contenu sous forme de textes en noir. » Chez Eyrolles, des ouvrages comme L'art de l'attention, avec une approche très graphique et visuelle, ou Le recrutement ne s'improvise pas jalonneront le premier semestre. « Nous continuons aussi à pousser ce qui fait notre force, les ouvrages sur l'entrepreneuriat », explique Christophe Lenne, directeur éditorial des secteurs « Pro ». L'éditeur a notamment mis en place une newsletter en partenariat avec Alexandre Dana, auteur en 2022 d'Entreprendre et (surtout) être heureux. De son côté, First publiera en avril La méthode Timeboxing de Marc Zao-Sanders, traduit par Lyse Leroy. Best-seller mondial, ce livre a déjà été traduit dans 25 langues. « Il s'agit d'une méthode pour gérer son temps et ses projets. C'est l'un de nos enjeux du premier semestre », confie Florian Migairou, responsable éditorial chez First. Au sein de la collection « Le petit livre », dont les titres sont vendus à 3,50 euros, l'éditeur lance également une sous-série dédiée aux soft skills afin de « développer les thématiques où existe une porosité entre vie pro et vie perso ». La dimension pratique des livres conditionne certains projets. Vuibert vient par exemple de publier On ne réussit pas tout seul ! de Youssef Koutari, créateur de l'organisme de formation Kout que Kout, qui accompagne les jeunes des quartiers. « Nous développons des livres accessibles qui proposent un contenu solide pour répondre à des problématiques très précises, détaille Émilie Lerebours. Cette tendance grandit en 2024. Il y a eu beaucoup de livres sur le rapport au travail et le sens du travail. On voit aujourd'hui que les lecteurs cherchent des réponses très concrètes à leurs problématiques. »
Croisée des mondes
Pour aller chercher de nouveaux lecteurs, les éditeurs lancent aussi des ponts entre les mondes universitaire et professionnel. Dunod propose deux livres consacrés à des cas d'entreprise écrits par des enseignants, mais très ancrés dans le milieu professionnel : Cas de compta et Innovations RH et transformations sociales. En mai, l'éditeur publiera également Le grand livre de l'hospitality management, « utile aussi bien aux étudiants qu'aux jeunes professionnels », affirme Delphine Levêque, directrice éditoriale économie, gestion et management chez Dunod.
Malgré ses difficultés, le segment universitaire est aussi le théâtre de développements originaux. Pour la première fois en juin prochain, Dunod publiera une déclinaison en langue anglaise du Strategor, quelques mois avant la nouvelle édition française prévue pour septembre. « La version anglaise s'adresse aux étudiants étrangers inscrits dans des écoles françaises », précise Delphine Levêque. De Boeck engage de son côté la réduction de la pagination de sa grande collection de référence « Ouvertures économiques », tout en renforçant l'offre de compléments numériques. L'opération permettra aussi à l'éditeur de réduire le prix de vente des titres. De Boeck prévoit également pour la rentrée 2024 une nouvelle collection multithématique (l'éco-gestion, mais aussi la psychologie...) centrée sur les cartes mentales. De son côté, Economica annonce pour le printemps son nouveau manuel Introduction aux sciences économiques, « le meilleur jamais conçu en français et du niveau des Anglo-Saxons », assure Jean Pavlevski, le fondateur de la maison.
En essais, le succès de La saga Lego de Jens Andersen, paru en octobre dernier chez Dunod, illustre l'attrait des lecteurs pour les success stories. Les témoignages sont aussi un axe fort. Dunod publiera en mars Un cadre en révolte de Marc Verret, dans lequel l'auteur raconte son parcours de syndiqué dans un grand cabinet d'audit. Chez De Boeck, la responsable éditoriale Pauline Monclin signale Travailleur (mais) pauvre de Gilbert Cette tandis que Diateino mise sur Une histoire sans faim d'Hervé Pillaud, préfacé par Erik Orsenna. Enfin, Economica a publié fin 2023 Partage vertueux entre salaires et profits de Jean-Hervé Lorenzi et Alain Villemeur. « C'est un ouvrage important, conclut Jean Pavlevski. Les auteurs montrent à quel point la répartition entre revenus du travail et du capital détermine les conditions d'une croissance économique satisfaisante. »
La collection à l'épreuve du rayon
Dans un marché du livre d'éco-gestion en décroissance régulière, les éditeurs réduisent la part des collections au sein de leurs programmes de nouveautés. La tendance est particulièrement vraie s'agissant du rayon professionnel, où les livres incarnés par un auteur et/ou un concept original gagnent régulièrement des points sur les collections traditionnelles.
Le phénomène est relativement récent : « Il y a une vingtaine d'années, l'essentiel du rayon professionnel était structuré en collections. C'est beaucoup moins vrai aujourd'hui », rappelle Émilie Lerebours, responsable d'édition gestion-business chez Vuibert. Certes, les collections sont loin d'avoir disparu. Elles restent même des axes stratégiques forts, à l'instar de « La Boîte à outils » (Dunod), de « Livres outils » (Eyrolles) ou de « Pro en... » (Vuibert). À ce titre, elles représentent encore environ la moitié de la production de nouveautés chez Dunod. Mais certains éditeurs comme Alisio ou Diateino ont choisi de s'en passer, en réaction à la difficulté récurrente de nombre de collections récentes à s'installer dans la durée. Après plusieurs tentatives non concluantes, Alisio se concentre ainsi sur les one-shots : « Aujourd'hui, les lecteurs privilégient des livres uniques, non substituables », confie Danaé Tourrand-Viciana, directrice éditoriale du pôle non-pratique chez Leduc.
Il faut dire que publier en collection présente à la fois des avantages et des inconvénients. Côté plus, les titres d'une même série s'appuient sur une maquette et un concept qui n'ont pas besoin d'être réinventés à chaque nouveauté, tout en bénéficiant d'une certaine notoriété en rayon. « Quand elle est bien identifiée par les libraires, une collection a un effet autoportant sur les livres, décrypte Delphine Levêque, directrice éditoriale économie, gestion et management chez Dunod. Cela permet de lancer plus facilement de nouvelles thématiques. Les libraires ne craignent pas de les mettre en place car ils savent que les lecteurs connaissent la collection. » Emblématique de cette approche, la collection « La Boîte à outils », riche de plus de 80 titres, est régulièrement alimentée par Dunod et compte parmi les points forts de l'éditeur.
Mais pareils cas de figure tendent à se raréfier, car les collections ont aussi pour inconvénient d'invisibiliser leurs auteurs. Chez Pearson, par exemple, c'est pour cette raison qu'elles sont peu nombreuses. Outre « Human Skills » ou la nouvelle collection « Mon manga soft skills », l'éditeur s'appuie essentiellement sur des ouvrages uniques. « Nos auteurs sont des marques », affirme Florence Young, directrice éditoriale du pôle éducation chez Pearson. Le plus souvent américains, ceux-ci « arrivent avec leur méthodologie et un parti pris fort », qui requièrent des formats particuliers. Les collections, au contraire, répondent à d'autres besoins car elles proposent « une récurrence de cadre et de méthodologie aux lecteurs », poursuit Florence Young.
L'antagonisme apparent entre collection et hors-collection peut pourtant être dépassé. Les éditions First s'y sont employées au sein de leur célèbre collection « Pour les Nuls », en créant la sous-série « Pour les Nuls Signature ». « Nous combinons le meilleur de la collection et le meilleur du livre original pour permettre aux auteurs de s'exprimer pleinement au sein d'une maquette et d'une pédagogie qui ont fait leurs preuves auprès du public », explique Marie-Anne Jost-Kotik, directrice éditoriale chez First. Les titres « Pour les Nuls Signature » sacrifient ainsi à la traditionnelle sobriété des couvertures pour y afficher en grand la photo de l'auteur. Et cela fonctionne : si la formule « Signature » n'est pas réservée aux livres d'éco-gestion, First a notamment publié en 2021 Les meilleurs placements pour les nuls de Marc Fiorentino, dont une nouvelle édition a paru le 25 janvier. L'ouvrage affiche quasiment 20 000 exemplaires écoulés. Un niveau de vente qu'atteignent rarement les ouvrages des collections traditionnelles.