« Une vague de bonheur me submergea. C'était la pluie, c'étaient les lumières, c'était la grande ville. C'était moi-même, j'allais devenir écrivain, une étoile, une lumière pour les autres. »
Il pleut. Il pleut et Karl Ove a 20 ans. C'est joli la pluie à cet âge-là, quand elle tombe sur Bergen et que le jeune homme vient d'y intégrer, benjamin de son groupe, la prestigieuse Académie d'écriture. Premier pas tangible vers une vie d'écrivain. C'est joli, mais ça a tôt fait de vous prendre des airs métaphoriques. Le paradis promis s'éloigne vite dès lors que la jeunesse, ne se laissant pas oublier, embarrasse. Karl Ove écrit puéril, ne sait pas se tenir, ni avec les femmes, ni avec les siens, ni en société. Et tandis que la pluie semble ne jamais vouloir cesser, notre jeune homme est rincé. Lessivé. Reste l'alcool, reste le rock. Plaisirs de son âge.
Comme il pleut sur la ville, cinquième et avant-dernier volet de la monumentale entreprise autobiographique Mon combat de Karl Ove Knausgaard, donne d'abord au torve, au médiocre, à l'inachevé, les couleurs plaisantes d'une ballade jazzy. Voilà donc Karl Ove juste là où on l'avait laissé à la fin d'Aux confins du monde (Denoël, 2017). Un peu à l'orée du cucul, dans le tremblé du réel, dépassé par ses désirs autant que ses faiblesses. Plus que jamais avec ce tome (qui comme les autres, peut se lire indépendamment), c'est un roman d'apprentissage dont il s'agit. Un roman avec tours et détours. Tout n'ira pas toujours mal pour le jeune Karl Ove sur la route de ses premières fois. Il laissera même, ce qui lui offrira comme un répit, tomber l'écriture, les ambitions prométhéennes, pour se consacrer à la plus modeste critique littéraire. Mais bien sûr, le naturel, sa sauvagerie première, reviendra au galop en même temps que l'écriture, son narcissisme dévoyé, son attrait irrésistible pour l'échec flamboyant.
Le cas Knausgaard, on le sait, divise. Il y a ceux qui en tiennent au génie et ceux qui crient à l'imposture. Pourtant, Comme il pleut sur la ville ne devrait pas, dans un monde de lecteurs apaisés, susciter autant de polémiques. Il y a dans certaines de ces pages un aspect impressionniste qui est bien loin de l'hyperréalisme qui est parfois reproché à l'écrivain. Il y a même une certaine et très plaisante rouerie dans ce « portrait de l'artiste en jeune homme raté », une séduction lente autant que finalement puissante. Et puis, ces aventures du moi ne doivent pas cacher son universalité ; comment expliquer sinon, le succès mondial de Mon combat ? Knausgaard nous regarde. Qui peut prétendre n'avoir jamais été ce jeune homme sans qualité, cet « outsider » qui se croit ignoré ? Qui n'a jamais trouvé que le temps qui passe ne passe pas ? Qui n'est jamais allé, tête nue et le cœur en berne, sous la pluie, se promener dans le soir et la ville indifférente ?
Mon combat. Volume 5, Comme il pleut sur la ville
Denoël
Tirage: 8 500 ex.
Prix: 26,50 euros ; 836 p.
ISBN: 9782207136034