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Clélia Anfray vient de publier chez Gallimard un aussi agréable qu’érudit roman – le troisième -, intitulé Le Censeur, qui emprunte aux années les plus sinistres de la vie de Charles Briffaut.
Cet écrivain, aujourd’hui bien oublié, a accepté, en 1827, la fonction de censeur des théâtres. D’une main, il se veut poète et auteur dramatique français, il fréquente le salon de Madame Vigée-Lebrun ; de l’autre, il sera chargé par le ministre de l'Intérieur de contrôler Hernani et d'annoncer à  Victor Hugo que les représentations de Marion Delorme doivent être arrêtées.
Briffaut sera élu à l’Académie Française, contre Lamartine…
Gérard de Nerval l’assassine dans deux satires : une Complainte sur l'immortalité de Monsieur Briffaut  et L'Académie ou les membres introuvables.

Clélia Anfray s’est inspirée de ce personnage historique qui, dans ses Mémoires, passa sous silence ses années de censeur. Lisez la et vous saurez tout, ou presque, sur Briffaut et la censure du théâtre au XXème siècle. Et vous trouverez la rentrée littéraire aussi plaisante quelle devrait l’être.

Laissons à Clélia Anfray et à ses lecteurs la vie de Briffaut, qui rejoint ainsi quelques autres « grands » censeurs bien tourmentés, au premier rang desquels figure toujours Matthieu-François Pidansat de Mairobert.

Son histoire et celle de son texte le plus fameux incarnent à la perfection les liaisons ambiguës entre censure et sédition.

Les amateurs éclairés désignent en effet ce censeur royal, né en 1727, comme fournisseur de pamphlets à la presse de Londres… Et surtout comme auteur de La Confession de Mademoiselle Sapho ou La Secte des anandrynes.

Publiée originellement en 1784, la Confession de Mademoiselle met en scène les aventures de Mademoiselle Sapho, aussi bien au cœur de la société secrète de tribades dirigée par Madame Gourdan, que lors de ses tentatives malheureuses pour frayer avec la compagnie des hommes.

L'« anandryne » est, étymologiquement, une véritable « anti-homme », par comparaison avec l'« amphibie »… qui conserverait en apparence un mari ou un amant. Le récit abonde aussi en références aux « incubes » et aux « succubes », ces dernières étant peintes comme « les patientes dans les combats amoureux de femme à femme ».

La Confession de Mademoiselle Sapho perpétue donc la tradition, vraie ou fausse, des sectes de lesbiennes, dont Juvénal faisait déjà grand cas : « Un véritable collège de tribades y existait, sous le nom de Vestales ; elles avaient des réunions à des endroits fixes, les sociétaires étaient en nombre et appartenaient aux plus hautes castes de la société. Elles avaient des statuts, qu'on faisait jurer aux néophytes de respecter. Il y avait trois degrés hiérarchiques : les aspirantes, les postulantes, les initiées. Avant que la postulante ne fût admise à prendre part aux réunions secrètes, il lui fallait subir durant trois jours une épreuve difficile : enfermée dans une chambre délicieusement tapissée des images les plus lascives et de Priapes à la mentule démesurée, elle devait entretenir un feu dressé je ne sais comment, mais de façon que, si l'on y mettait trop ou trop peu de matières, il s'éteignait. Sur les quatre autels du temple, superbement ornés de statures de Sapho, des Lesbiennes qu'elle avait aimées, du chevalier d'Eon qui si longtemps avait su dissimuler son sexe, et de magnifiques tentures, brûlait un feu perpétuel ».

La Loge des Lesbos

Grimm les évoque également en des termes éloquents : « Il existe, dit-on, une société connue sous le nom de la Loge des Lesbos, mais leurs assemblées sont plus mystérieuses que ne l'ont jamais été celles des francs-maçons ». Andréa de Nerciat les remettra encore à la mode, en 1793, dans Les Aphrodites, lui aussi voué à l’Enfer.

Mais cette supposée Confession est bien celle de Pidansat de Mairobert, écrivain et érotomane, deux qualités contrariées par son rôle de censeur.

Son livre est d’ailleurs également un « libelle diffamatoire » et politique. À ce titre, son contenu à charge aurait suffi à le vouer à la censure. Une « clé » permet de deviner des personnages célèbres de la fin du XVIIIe siècle. Madame Gourdan, tenancière d'une célèbre maison, qui réussira à s'enfuir, en 1775, alors qu'elle venait d'être décrétée de prise de corps, reste une des cibles privilégiées de la Confession. Les mœurs des comédiennes y sont aussi largement dénoncées, comme d'ailleurs dans de nombreux autres écrits clandestins de l'époque : la Melpomène de la scène lyrique désigne ainsi la fameuse actrice Mademoiselle Arnould. Quant à Mademoiselle Raucourt, sociétaire du Théâtre-Français, surnommée la « Prostituée de Babylone », elle est également visée par les supposées révélations de Mademoiselle Sapho, victime, à son tour, en 1791, de La Liberté ou Mademoiselle Raucourt, mentionnant « la secte anandryne, assemblée à la Comédie-Française », ou, dans la même veine, de Les Après-souper du Palais-Royal ou Galerie des femmes qui font jou-jou entre elles, épinglant encore, en 1790, Mademoiselle Raucourt parmi les plus fameuses lesbiennes.

Marie-Antoinette et Napoléon

Toutes ces célèbres dames de leur temps ont été réellement liées, même si l'authenticité de leur correspondance publiée a fortement été mise en doute. C'est ainsi que Mademoiselle Raucourt aurait écrit à Madame Gourdan, le 8 juillet 1780, une missive en des termes plus qu'éloquents : « Hier, madame, il y avait avec vous, aux Italiens, une jolie personne. Si vous voulez me l'envoyer pour passer la nuit avec moi, je vous donnerai six louis. Je suis toute à vous ». Et Madame Gourdan était censée, par exemple, écrire pour sa part, le 3 juin 1783 : « Ce soir, comtesse, envoyez-moi à ma petite maison deux jolies filles, mais que cela soit du bon et qu'elles aient la langue et les doigts bien déliés »...
        
On a aussi voulu voir en Sapho et son couronnement au sein de la secte la figure de Marie-Antoinette, qui était alors l'objet des vindictes les plus licencieuses. À cette époque, en effet, les pamphlets érotiques visant la Cour fleurissaient également. Certains étaient d'ailleurs l'œuvre de maîtres-chanteurs, qui proposaient à leurs victimes le rachat du tirage dans le but d'éviter le scandale.

Pidansat de Mairobert a également publié les Anecdotes sur Madame la Comtesse du Barry et a collaboré aux Mémoires secrets de Bachaumont. Il se serait tué dans son bain en 1779, avant l’impression de la Confession de Mademoiselle Sapho, dont le texte a sans doute été modifié par ses premiers éditeurs. Il a en effet fini par être accusé de fournir des pamphlets à la presse Londonienne à partir des textes dont il pourchassait par ailleurs la diffusion et se serait donné la mort pour échapper à une arrestation imminente.

La Confession de Mademoiselle Sapho est tirée de l'Espion anglais ou Correspondance secrète entre milord All'eye et milord All'ear, dont elle constituait les lettres 9, 11 et 14 du tome X. Ces volumes, publiés en 1779, sont une sorte de tableau du Royaume, dressé sous couvert de lettres échangées entre deux lords anglais, qui s'intéressent aussi bien à l'économie, qu'à la situation militaire, culturelle ou encore sexuelle de la France et ses sujets les plus en vue.

L’ouvrage a été réimprimé dès 1789 sous le titre de Anandria ou Confession de Mademoiselle Sapho, élève de la Gourdan, sur sa réception dans la secte des anandrynes. Alexandre Dumas l'a repris à la fin de Louis XV sous le titre Confession d'une jeune fille et Poulet-Malassis, l'éditeur de Baudelaire, l'a réédité en 1866. C'est dire le succès de cet opuscule fort libertin, ayant « naturellement », rejoint les rayons de l’Enfer.

Napoléon, qui avait accordé sa protection à Mademoiselle Raucourt, avait d'ailleurs laconiquement annoté les marges de son exemplaire de l'Espion anglais d'une mention explicite : « La secte des anandrynes ou tribades – Clitoris ».     

Evoquons enfin, puisque nous sommes de retour au XIXème siècle, celui de Briffaut, la mémoire du plus célèbre des censeurs littéraires, Ernest Pinard. Son couronnement se situe en 1857.

Grands classiques

En janvier, le substitut impérial a demandé l'interdiction de Madame Bovary devant le Tribunal de Rouen. Flaubert, politiquement plus en faveur que d’autres littérateurs, a été relaxé, mais tout de même « blâmé » par ses juges.

Pinard obtient la condamnation des Fleurs du mal, le 20 août, par la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine. Baudelaire est condamné à trois cents francs d'amende et ses éditeurs à cent francs. Six poèmes - Lesbos, Femmes damnées (Delphine et Hippolyte), Le Lethé, A celle qui est trop gaie, Les Bijoux et Les Métamorphoses du vampire -, dont deux ont pourtant déjà été publiés  - sont interdits.

Le substitut Ernest achève enfin son année de discernement littéraire en poursuivant, au mois de septembre, Les Mystères de Paris d'Eugène Sue.
Imperturbable, à la différence de Briffaut et de Pidansat de Mairobert,  il estime encore dans Mon Journal, publié trente-cinq ans plus tard, n'avoir fait qu'accomplir sa mission ; le magistrat n'a pas à jouer un rôle de critique littéraire. Relevons donc que le censeur a souvent bon goût, même s’il s’en défend. Car il sait que les meilleurs livres sont ceux qui possèdent le plus de pouvoir.

Ce qui est moins su - et qui a été supposé par mon ami Alexandre Najjar, avocat et écrivain libanais, biographe de Pinard, sans beaucoup de preuves il est vrai, mais avec l’intuition du lettré passionné -, c’est le goût de Pinard pour la pornographie.
Notre substitut aurait écrit quelques poèmes obscènes, retrouvés « dans le prie-dieu d’une dame Gras, que Pinard, semble-t-il, conseillait pour une affaire de captation d’héritage » ! Flaubert, apprenant la rumeur, ne s’en étonna pas : « (…) rien n’étant plus immonde que les magistrats (leur obscénité génitale tient à leur habitude de porter la robe). (Il en est de même pour messieurs les ecclésiastiques.) Tous ceux qui se regardent comme au-dessus du niveau humain dégringolent au-dessous. »

Ainsi vont le censeur et ses manies.

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