31 août > Histoire France

Pourquoi l’un des cinq grands de l’immédiat après-guerre, avec Roosevelt, Staline, Churchill et Mao, n’a pas changé le monde au XXe siècle ? C’est le sujet de cette passionnante biographie. Chiang Kaï-Shek (1887-1975) lui-même fournit peut-être une raison de n’avoir pas été à la hauteur de son destin dans cet autoportrait glissé parmi les 16 000 pages de son Journal conservé à l’université de Stanford et consulté par Alain Roux : "Brutal et tyrannique. Irritable. Vaniteux, têtu, méchant, extravagant, jaloux, avare, luxurieux, arrogant. Plein de tristesse et d’indignation. Aime à se donner en spectacle et fanfaronne sur sa richesse."

Mais cette absence de complaisance envers soi-même ne suffit pas. Surtout quand on fut au bon endroit, au bon moment, sans avoir su tirer profit des bénéfices immédiats. Pour tenter de comprendre, il faut plonger dans le maelström de la révolution chinoise. C’est ce à quoi nous invite ce sinologue réputé, professeur émérite à l’Inalco et grand spécialiste de l’empire du Milieu.

Tout commence à Shanghai. Homme de main des bas-fonds, Chiang Kaï-Shek sauve Sun Yat-sen, "le père de la Chine moderne". Cet acte d’héroïsme le propulse en politique au sein du Guomindang, le parti nationaliste révolutionnaire opposé au parti communiste chinois de Mao. C’est là que s’amorce une histoire violente, digne des tragédies shakespeariennes, celle du "général rouge", avec ses massacres, ses actes de bravoure et surtout ses erreurs.

Pendant douze ans, Chiang Kaï-Shek fit la guerre contre les Japonais et contre le Parti communiste chinois. A l’extérieur comme à l’intérieur, il fut pris dans un engrenage qu’il ne maîtrisait pas, tandis que Mao faisait de la politique. On peut lui reconnaître le mérite de n’avoir jamais capitulé contre l’ennemi, mais on peut aussi lui reprocher d’avoir incarné pendant trois décennies la Chine sans avoir su la réformer. Après la Seconde Guerre mondiale, son rapprochement avec les Etats-Unis le fit passer pour un traître auprès des communistes.

Mao contraint Chiang Kaï-Shek à l’exil sur l’île de Taïwan pendant un quart de siècle. De son gros rocher, le dictateur incarnant un "fascisme confucéen" rêve de reconquérir une Chine continentale perdue à jamais. Il réussira tout de même à en faire un petit dragon économique qui donna des idées à Deng Xiaoping pour la mise en place d’un capitalisme chinois.

Il fallait cette maîtrise d’un terrain accidenté pour rendre les choses aussi claires. Sans jamais perdre son lecteur dans les méandres d’une histoire complexe, avec des protagonistes que nous connaissons mal, Alain Roux parvient à saisir l’itinéraire sinueux de celui que le New York Times qualifiait à sa mort de "la plus grande déception du XXe siècle". C’était, en creux, redire l’espoir que les Occidentaux avait mis dans cet homme qui restait prisonnier d’une image détestable que l’on retrouve dans La condition humaine de Malraux. Après la lecture de cette somme historique, fruit d’un travail de cinq ans, on comprend pourquoi.

Laurent Lemire

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