Le 8 novembre 1918, Blaise Cendrars se rend chez son ami, au 202, boulevard Saint-Germain. "Apollinaire gisait sur le dos. Il était complètement noir." C’est l’effet de "cyanose héliotrope" consécutif à la grippe espagnole. Le lendemain, le poète trépasse. Il est déclaré "mort pour la France" à 38 ans, deux jours avant la signature de l’armistice. Des scènes comme celles-ci, on en trouve beaucoup dans cette évocation inspirée de La grande tueuse qui a infecté 500 millions d’êtres humains et touché un habitant de la terre sur trois. Entre 50 et 100 millions de personnes sont mortes du virus baptisé par les médecins influenza. Pour comprendre ce qui s’est passé de mars 1918 à mars 1920, cette journaliste d’origine britannique déroule l’histoire de cette pandémie sur tous les continents, chez les Italiens de New York, les Iraniens de Mechhed, les Russes d’Odessa, les pauvres des favelas de Rio ou chez un évêque en Espagne qui y voit la manifestation de la colère de Dieu. Cette grippe espagnole, plus dévastatrice que la Peste noire au XIVe siècle, plus meurtrière que les deux guerres mondiales, est abordée sous toutes ses facettes. Puis l’auteure resserre la focale sur les individus, ce qui nous vaut une série de portraits saisissants comme le jeune Le Corbusier qui choisit d’éloigner le fléau en buvant du cognac et en fumant.
Laura Spinney révèle la grippe espagnole comme le laboratoire d’une certaine modernité. "Elle a influencé le cours de la Première Guerre mondiale et a contribué, possiblement, à la Seconde. Elle a rapproché l’Inde de l’indépendance et l’Afrique du Sud de l’apartheid, et mis la Suisse au bord de la guerre civile. Elle a ouvert la voie à un système sanitaire mondialisé et à la médecine alternative ; elle a marqué le début de notre amour pour le grand air et de notre passion pour le sport. Elle a sans doute été, au moins en partie, responsable de l’obsession des artistes du XXe siècle pour les multiples formes de défaillance qui peuvent affecter le corps humain."
Tout cela est raconté avec une belle énergie. Et s’il est un autre virus qui traverse ce texte, c’est bien celui de l’histoire. L. L.