Il y avait quelques inquiétudes lorsque le Front national est arrivé, à cause de son passif", se souvient Muriel Vignolo, la directrice de la bibliothèque du Pontet. Le "désherbage" idéologique réalisé à la bibliothèque d’Orange après que Jacques Bompard a remporté la mairie en 1995 a marqué les esprits. Toujours au pouvoir aujourd’hui, celui-ci a interdit les ouvrages ne correspondant pas à sa vision politique ou au "respect des bonnes mœurs". Au Pontet, "finalement, rien n’a changé, on reste indépendant. On ne s’est jamais fait refuser quoi que ce soit", assure la bibliothécaire. Alors qu’Aurélie Filippetti avait, après les élections municipales de 2014, manifesté son inquiétude pour la culture dans les quatorze mairies passées à l’extrême droite, celle-ci semble avoir renoncé à l’immixtion dans les politiques d’acquisition des bibliothèques. Cécile Martel, directrice de la bibliothèque de Camaret-sur-Aigues, n’a jamais reçu de consignes. "Au moment des attentats de Charlie Hebdo, j’ai acheté des ouvrages sur des caricaturistes, raconte-t-elle. C’est passé sans problème."
Au comité d’éthique de l’Association des bibliothèques de France (ABF), Dominique Lahary, l’un des membres, note : "Je crois qu’ils ont tiré la leçon du passé." Evitant de s’aventurer dans une démarche de censure, les élus d’extrême droite tendent à se cantonner à une approche gestionnaire de la bibliothèque. "J’ai le sentiment qu’ils vont plutôt se contenter d’allouer un budget sans volonté de développement particulier", estime le président de l’ABF, Xavier Galaup.
Restrictions budgétaires
Plusieurs bibliothèques font état d’un budget d’acquisition en baisse, inférieur au seuil de deux euros par habitant recommandé par la Direction du livre et de la lecture. Celle de Cogolin, par exemple, a vu le sien reculer de 15 000 à 12 000 euros en deux ans. A Camaret-sur-Aigues, la dotation a chuté de 9 000 euros en 2013 à 6 000 euros aujourd’hui. Avec à peine plus d’un euro par personne, "on choisit ce qui coûte le moins cher, les clubs de lecture et les expositions prêtées gratuitement", souligne Jérôme Burchia, agent du patrimoine à la bibliothèque de Cogolin. La bibliothèque du Luc doit fonctionner avec 70 centimes d’euros par résident. "On ne se plaint pas, ça a toujours été comme ça, on se débrouille", note la directrice, qui fait vivre son établissement d’ateliers tricots et de lectures de contes. La responsable d’une autre bibliothèque, dont le budget reste, lui, largement au-dessus de la moyenne, souhaite rester anonyme : "Je ne voudrais pas qu’ils s’en aperçoivent et qu’on me le réduise", justifie-t-elle.
Difficile toutefois de dessiner un panorama global car, dans plusieurs établissements, les bibliothécaires n’ont pas l’autorisation de répondre à la presse. "II faut faire une demande officielle à la ville, qui nous donnera, ou non, l’autorisation de vous parler", précise un bibliothécaire de Villers-Cotterêts. Répliques similaires dans les bibliothèques de Mantes-la-Ville et du Merlan, dans le secteur 7 de Marseille. Nos demandes écrites restent sans réponse ou sont déclinées : "M. Le Maire répondra à vos questions", propose la commune de Beaucaire, invoquant le devoir de réserve des agents municipaux. Verrouiller la communication pour éviter les dérapages ? Dans les bibliothèques d’Orange ou de Fréjus, les responsables saisissent l’occasion de s’exprimer pour défendre la réputation de leur établissement, qu’ils jugent écornée par les polémiques. "J’ai lu beaucoup de choses fausses dans les quotidiens régionaux,il n’y a aucune politisation de la médiathèque", martèle Laurent Ménard, le directeur de l’établissement d’Orange, après avoir égrené les manifestations diverses et variées organisées par son équipe.
Vitrine électorale
Catherine Lecat, la directrice de la médiathèque de Fréjus, fait valoir le bien-fondé du retrait des abonnements papier à Libération et au Figaro, taxé de choix idéologique et montré du doigt en 2015 : "C’est une mesure prise dans un contexte de restriction budgétaire, assure-t-elle. Les abonnements papier coûtent trop cher. Mais il est toujours possible de les consulter à la médiathèque dans leur version numérique", ajoute-t-elle.
Les autres professionnels du livre bénéficient parfois d’un soutien municipal. La responsable de la librairie de Cogolin, Nathalie Sokoloff, a obtenu les financements nécessaires pour organiser le premier salon du livre de la ville en juin prochain, mais aussi un mot du maire sur le site Internet de Cogolin, incitant les habitants à acheter un livre dans sa boutique menacée de disparaître. "Je ne suis pas dupe, admet la gérante, c’est une belle vitrine pour lui en période électorale, il sait que les gens d’ici tiennent à leurs commerces de proximité." A Orange, la directrice de la maison d’édition Elan Sud, Corinne Niederhoffer, relève "un adoucissement des relations avec la mairie". Son salon du livre, réclamé depuis 2007, a finalement été autorisé en centre-ville. Le soutien à la manifestation s’arrête toutefois à l’octroi d’un emplacement sur la place publique. "Nous finançons tout", précise l’éditrice.
Ces initiatives privées, sur lesquelles s’appuient commodément les communes, n’existent pas partout. A Hénin-Beaumont, Annick Briois, professeure de français à la retraite, déplore un dessèchement culturel. "Il n’y a rien ici, pas de salon du livre, pas de librairies indépendantes, juste deux ou trois fêtes populaires", constate-t-elle. Pour ses activités littéraires, la retraitée se rend à Douai, la commune voisine, où elle a rejoint une association qui organise des lectures pour enfants à la bibliothèque. "Avant, je le faisais à Hénin. Mais depuis 2014, c’est terminé. Je ne peux pas collaborer avec eux."