Au nouveau siège de Média-Participations, au pied de la gare SNCF Rosa-Parks, à Paris (19e), Claude de Saint-Vincent joue les agents immobiliers. Passant devant les salles de réunion « Thorgal » ou « Gaston » avec leur dispositif de réservation à distance, le directeur général de Média-Participations vante la luminosité et l'impression d'espace des open spaces, présente les «tisanières» - nom donné par l'architecte aux salles abritant les machines à cafés -, teste le confort des canapés alcôves dont le dossier isole du bruit. Il s'attarde aux 6e et 7e étages, encore en travaux, qui accueilleront le 4 février les équipes du Seuil et de La Martinière jusqu'alors installées rue Romain-Rolland, dans le sud de Paris. Par ce déménagement, qui suit le rachat du groupe La Martinière fin 2017, Vincent Montagne, le P-DG de Média-Participations, souhaite faire de l'immeuble Tempo le symbole de son groupe reconfiguré, le 3e plus gros de l'édition française, qui est encore en construction, à l'image des étagères du hall d'accueil qui présenteront dans une semaine les livres de La Martinière et du Seuil. Vincent Montagne et Claude de Saint-Vincent expliquent l'organisation qui se met en place et partagent leur réflexion sur la meilleure façon de trouver des synergies, sans toucher à l'identité éditoriale des maisons.
Vous préparez depuis près d'un an ce déménagement. Quel est votre état d'esprit à la veille de sa mise en œuvre ?
Claude de Saint-Vincent : Nous sommes rodés : nous avons déménagé 800 personnes dans le même immeuble il y a moins d'un an. Jeudi 31 janvier, les équipes du Seuil et de La Martinière quitteront la porte d'Orléans, et nous avons trois jours pour tout transférer. Je n'ai pas le moindre doute que la plupart des salariés seront mieux installés ici. Il y a eu des inquiétudes, mais comme nous le répète l'architecte, c'est toujours mieux en vrai que sur les plans.
Vincent Montagne : C'est tout à fait normal d'appréhender ce type de changement. Je n'aime pas non plus déménager. Je pense qu'en juillet nous pourrons tirer un premier bilan.
Avant ce déménagement, vous avez réduit les équipes de La Martinière. Qui a été concerné par le plan social ?
C. S.-V. : Il y avait une holding de 75 personnes environ qui regroupait des fonctions supports, des commerciaux et des éditeurs : nous avons dû supprimer un tiers des postes, un autre tiers rejoint les équipes de Pluriad, notre structure support, et le dernier tiers doit normalement rejoindre Le Seuil ou La Martinière. Nous avons par ailleurs recruté un directeur général pour les éditions de La Martinière, Séverin Cassan, et nous avons supprimé deux postes de direction éditoriale, ceux de la jeunesse et des beaux livres.
Dans quel état avez-vous trouvé le groupe La Martinière ?
V. M. : La Martinière a décidé d'externaliser sa diffusion et distribution, en cédant en 2015 Volumen à Interforum. C'est rare qu'un groupe de cette taille externalise volontairement son outil logistique et commercial. Le centre vital et nerveux du groupe a alors perdu la maîtrise d'une partie majeure de ses outils.
C. S.-V. : Par conséquent, les services généraux étaient surdimensionnés. De plus, les éditeurs étaient habitués à travailler avec un outil de diffusion-distribution à leur main. Ce type de transition est complexe.
Quelles synergies espérez-vous avec l'intégration de la Martinière et du Seuil en votre sein ?
C. S.-V. : Nous avons mis en commun les métiers transverses comme la comptabilité, les ressources humaines, le juridique. Le groupe La Martinière est organisé en trois pôles : Le Seuil, La Martinière et Abrams, aux Etats-Unis. On ne va pas créer un sous-groupe dans le groupe, mais donner de l'autonomie à ces pôles. C'est la raison pour laquelle nous avons nommé en juin Séverin Cassan. Chacune des trois maisons conservera son identité propre comme Dupuis, Dargaud, Fleurus, Edifa ou Rustica.
V. M. : Si nous centralisons les fonctions support, nous nous fixons cependant des limites. Pour le département fabrication, par exemple, le risque d'une trop grande centralisation peut brider l'innovation et l'imagination de l'éditeur dans la forme des livres. Pour rester innovant, il faut que ce maillon soit plus proche des éditeurs que des fonctions centrales.
C. S.-V. : En règle générale, tout ce qui est B to B a vocation à être rassemblé. Ainsi, la première fonction que nous avons regroupée, très vite après le rachat, c'est le service de cessions de droits audiovisuels, au sein de Mediatoon Licensing. A Cannes, San Diego ou Paris, les équipes de Média-Participations comme celle du Seuil rencontraient les mêmes producteurs.
Avez-vous envisagé des synergies éditoriales pour la jeunesse ou le beau livre par exemple ?
C. S.-V. : Nous n'allons pas regrouper de branches. La Martinière n'a pas vocation à s'intégrer dans nos maisons, seule sa gestion administrative est incorporée. En revanche, la petite activité de beaux livres chez Média-Participations avec Chronique ou Huginn & Muninn pourrait être supervisée par l'équipe des beaux livres de La Martinière.
La littérature générale est un secteur assez nouveau pour votre groupe même si vous avez racheté Anne Carrière en 2017. Comment appréhendez-vous ce développement ?
C. S.-V. : C'est désobligeant de ne pas réaliser que la bande dessinée est un genre littéraire à part entière. Daniel Pennac, Didier van Cauwelaert ou Tonino Benacquista sont des auteurs de Dargaud, et d'autres scénaristes sont aussi romanciers. Fleurus publie des romans jeunesse depuis plusieurs années. Nous travaillons depuis toujours avec des auteurs de littérature.
V. M. : C'est en réalité un travail très similaire. L'histoire de notre groupe nous a appris qu'il y avait une porosité complète entre les genres et les supports.
C. S.-V. : La gestion de la création, la discussion avec l'auteur, le suivi de la naissance d'une œuvre, sa promotion, le contrat juridique qui nous lie... ce métier nous le pratiquons déjà. En revanche, ce que nous découvrons vraiment avec Le Seuil, c'est l'économie de la littérature, ses tirages, la spécificité des prix littéraires ainsi que sa visibilité.
V. M. : Je me rends compte de l'importance de la collection en littérature. Pour la bande dessinée, il est naturel de s'insérer dans une série. Mais en littérature, c'est la collection qui compte. D'être dans la « Blanche » ou le « Cadre rouge », cela donne immédiatement au lecteur un point de repère, cela le sécurise. D'où l'importance des directeurs de collection, de leur rémunération en droits d'auteur et de tout ce que nous essayons de faire aboutir dans le cadre du Syndicat national de l'édition.
Que vont devenir les éditions Anne Carrière ?
V. M. : Comme L'Olivier ou Métailié, qui sont filiales du Seuil, Anne Carrière reste filiale de Média-Participations. Mais contrairement à L'Olivier ou à Métailié, qui ne changent pas de locaux, les équipes d'Anne Carrière rejoindront les nôtres en juin.
Avec Abrams aux Etats-Unis et Knesebeck Verlag en Allemagne, vous vous ouvrez à l'international. Quelles sont vos ambitions ?
V. M. : Pour la première fois, en dehors de Magnificat, nous pénétrons le marché anglo-saxon de manière significative. C'est stratégiquement important. Menée par Michael Jacobs, Abrams est une belle maison, rentable avec des succès durables comme le Journal d'un dégonflé. Nous avons désormais une visibilité internationale.
C. S.-V. : Avoir Abrams et Knesebeke dans nos rangs nous donne la capacité de négocier des droits pour plusieurs pays. Nous allons pouvoir nous positionner sur des marchés internationaux.
Après avoir repris Anne Carrière, vous avez créé une équipe littérature au sein de Média Diffusion. Comptez-vous dans un avenir plus ou moins proche récupérer la diffusion du Seuil ?
V. M. : La réponse est oui, stratégiquement. Mais nous sommes tenus par des contrats avec Interforum pendant plusieurs années. S'être privé de sa propre diffusion, quand on est un grand groupe comme La Martinière, fut, comme je vous le disais plus tôt, une décision dictée par les événements. Cependant, nous pouvons trouver des solutions plus intelligentes que ne pas renouveler purement et simplement le contrat avec Interforum, dont les équipes travaillent bien les livres du Seuil et de La Martinière. On peut réfléchir à des façons de travailler selon les réseaux par exemple. Nous en discutons évidemment avec Interforum, qui est déjà un partenaire important pour Fleurus et nos maisons de bande dessinée.