(Suite de l'article publié le 8 janvier)
Le procès s’ouvre le 24 janvier 1949, devant la 17
ème Chambre correctionnelle de Paris, celle-là même qui juge toujours, aujourd’hui, la majorité des affaires de presse. Il va durer deux mois — et, tout du long, devant une salle comble. Dès la première audience, le président
Henri Durkheim (le neveu du sociologue Emile Durkheim) rappelle au rédacteur en chef des
Lettres françaises Claude Morgan et au journaliste
André Wurmser, qui doivent répondre de la diffamation, que ce n’est pas à
Victor Kravchenko «
de démontrer qu’il n’est pas un menteur : c’est à vous de faire la preuve des faits dont vous l’avez incriminé ». «
Nous le ferons », promet
Joë Nordmann. L’avocat de l’hebdomadaire s’est beaucoup démené, durant les onze mois qui ont séparé l’assignation en diffamation du procès. Sa stratégie est claire : la défense entend se faire accusation, et montrer que l’ouvrage de Victor Kravchenko s’inscrit dans un vaste mouvement de dénigrement de l’Union soviétique. Ce procès pour diffamation sera un procès politique. Pour ce faire, Joë Nordmann n’a pas hésité à entrer en contact avec des fonctionnaires de l’ambassade d’URSS à Paris, pour que le régime stalinien l’abreuve en témoins à charge contre Kravchenko. Par ailleurs, les
Lettres françaises ont fait appel à tous leurs soutiens intellectuels — et ils sont nombreux, à l’époque —, pour témoigner en leur faveur.
Procès politique
Car, pendant deux mois, les deux parties s’affrontent par avocats mais aussi par témoins interposés, dans une salle d’audience de la 17
ème chambre bondée, tendue, toujours prête à manifester son hilarité comme son émotion…
La défense (celle des
Lettres françaises) entend se faire accusation, et montrer que l’ouvrage de Victor Kravchenko s’inscrit dans un vaste mouvement de dénigrement de l’Union soviétique. Ce procès pour diffamation sera un procès politique.
Globalement, l’audition des témoins de la défense vise à démontrer deux faits : d’une part que Kravchenko est un traître à la cause antifasciste et patriotique et que, en outre, il n’est pas l’auteur du livre qu’il a signé.
Vient notamment à la barre
Louis Martin-Chauffier, résistant et déporté pendant la Guerre, président en exercice du Comité National des Écrivains, institution ouvertement communiste, est un collaborateur régulier… des
Lettres françaises. Il dit toute l’estime qu’il a pour Claude Morgan et d’André Wurmser qu’il présente comme «
ses amis » et tout le mal qu’il pense de Viktor Kravchenko. Il considère ainsi qu’en quittant l’URSS et en donnant une interview au
New York Times en avril 1944, Kravchenko a trahi «
non seulement son pays, mais tous les alliés ensemble ».
Pierre Courtade, rédacteur en chef du journal communiste
Action et éditorialiste à
l’Humanité, estime qu’une partie du livre est bien de Kravchenko, mais que le gros de l’ouvrage est du roman à la sauce américaine : « C
omment se fait-il que M. Kravchenko soit au courant de tout ? Qu’il soit allé partout ? Qu’il ait tout vu ? Cela est invraissemblable » déclare-t-il.
Trahison et aveuglement
Plus intéressante, au moins littérairement sera l’apparition de
Jean Cassou, écrivain, poète délicat que je chéris, résistant, le directeur-fondateur du Musée national d'Art moderne de Paris, critique et le premier président de l'Institut d'études occitanes, ouvertement franc-maçon initié avec Georges Dumézil.
Et puis témoigne
Vercors, célèbre écrivain de la Résistance, auteur du
Silence de la Mer, revient quant à lui sur la conduite de Kravchenko. A la question «
Qu’auraient pensé les résistants s’ils avaient entendu parler de Kravchenko en 1994 ? » posée par Me Nordmann, Vercors répond « i
ls auraient évidemment pensé la même chose que ce que nous pensons aujourd’hui de la Ligue antibolchévique, antimaçonnique et antisémite » avant de comparer la démarche de Kravchenko à celle du «
traitre Paul Chack, qui a été fusillé, si je ne me trompe, pour ces raisons mêmes. »
Jean Baby, résistant ayant perdu son fils à la guerre, membre du Parti communiste, historien, professeur à Sciences Po, vient déposer à son tour. Il entreprend de démontrer que le livre de Kravchenko ne peut pas être le travail d’écriture d’un Russe «
parce qu’on y sent un esprit qui n’a rien de russe », tout en confessant au Président de la 17
ème qu’il ne lit pas le russe mais qu’il a lu les auteurs russes en traduction dans l’hilarité générale… Pour Jean Baby, le livre de Kravchenko est «
une littérature d’un genre spécial » forgée de «
goûts américains », en ajoutant qu’ «
il n’y a jamais eu de persécutions en URSS. Il est impossible qu’il y ait dix millions de prisonniers en Russie. Comment expliquer, sinon, une telle pousée démographique ? En 1917, il y avait 117 millions d’habitants ! » s’interroge-t-il. «
Ce livre, ce n’est pas seulement une mauvaise plaisanterie, un livre de mauvais goût, un livre antisoviétique ordinaire : c’est un livre qui a un but politique précis et, ce but, c’est de préparer la guerre » continue-t-il.
Emmanuel d’Astier de La Vigerie, est le premier témoin dont la déposition ne provoque pas l’hilarité de l’assistance… Directeur
de Libération, député gaulliste de gauche, D’Astier de la Vigerie revient sur l’interview de Kravchenko en avril 1944. Il explique que si celui-ci avait fait ça en Algérie, au moment où il était commissaire à l’Intérieur au Gouvernement provisoire du général de Gaulle, il aurait été arrêté «
pour propagande à l’avantage de l’ennemi ». De la même façon, D’Astier juge que ce livre est un «
appel à la guerre contre les Soviets ».
Propagande
Plus que le simple procès en diffamation, c’est le régime soviétique et la terreur stalinienne qui sont au banc des accusés. Il appartient donc aux communistes non plus se contenter de confondre Kravchenko, mais démontrer l’excellence du communisme soviétique. Pour
Les Lettres françaises, c’est donc tout un inventaire à la Prévert. Au-delà des anciens résistants français et figures intellectuelles, sont appelés pour témoigner une ex-épouse de Kravchenko, des anciens collègues et même des gradés de l’Armée rouge, comme le général Rudenko.
Son apparition à la barre, en uniforme bardé de décoration, avec son aide de camp fait forte impression. Sa déposition va même provoquer un duel avec Kravchenko où les deux s’insultent mutuellement de «
traitres » et «
menteurs ».
Mais rapidement, les intellectuels reviennent à la barre et s’efforcent de démontrer que Kravchenko n’a pas pu écrire son livre dans la mesure où ce qu’il n’écrit ne correspondrait pas à la réalité soviétique.
Jean Bruhat, professeur d’histoire, auteur du
Que sais-je ? sur l’Histoire de l’URSS, estime que le livre de Kravchenko est rempli d’ «
invraisemblances », de «
contradictions » et de «
contre-vérités » et que «
la famine existait aussi sous le tsarisme ».
Il est rejoint par
Roger Garaudy, le même qui a encore plus dangeureument ratiociné bien plus tard ; alors philosophe communiste, qui s’écrit dans une véritable déclamation de meeting électoral : «
Nous pouvons dire à M. Kravchenko : qu’il aille dire à ses maitres que le peuple français a fait son choix. Il a choisi la tradition jacobine de Valmy contre les émigrés de Coblentz, il a choisi, contre les Versaillais, le patriotisme de la Commune, il a choisi contre les Vichyssois la voie de la Libération qui était celle de la Résistance, avec les pures disciplines qu’elle imposait à chacun, et il n’appartient pas à d’aussi petits hommes de renverser ce cours de l’histoire. Le peuple français a fait son choix, et si vous voulez essayer de trouver quelques adeptes, ce n’est pas ici, c’est peut-être dans l’arrière garde du nazisme, dans la Phalange de Franco, que vous trouverez de nouveaux adeptes, et où on vous y invite… »
(à suivre)