S’il y a une chose que, après Patrick Modiano, Thierry Dancourt, tout au long des quatre romans qu’il a déjà publiés, a parfaitement compris, c’est celle-là : en littérature, le réel ne se manifeste jamais mieux que par signes. Et l’accumulation de ceux-ci, loin de figer le récit dans des codes qui pourraient n’être que décoratifs, contribue à le nimber d’un halo brumeux de mélancolie. Ainsi dans ce Jeux de dame, qui porte à son pinacle son système romanesque. Qui est-elle cette Solange Darnal qui, si elle est mystérieuse, l’est d’abord à elle-même ? Une silhouette, un souvenir en marche qui entre Paris, Berlin et Trieste, fume des State Express 555, porte chapka, trench-coat et robe en shantung de soie mauve, roule en Volvo, en Alvis ou en Lancia et ne semble jamais être tout à fait à ce qu’elle fait. La plus délicieuse absence des services de contre-espionnage français en somme, en ces temps de troubles à Alger et où les Soviétiques menacent d’être les premiers à pouvoir envoyer un homme dans l’espace. Solange évolue en somnambule dans cet univers entre chien et loup, portée par la pensée d’un homme rencontré à Paris du côté du musée des Colonies et celle de cet amant berlinois qui partage avec elle quelques nuits fugaces et le vague sentiment de servir son pays. La belle Suzanne est en fuite et ne le sait pas vraiment, perdue sur les chemins de son identité introuvable.
Ce "poudroiement du réel", cette recherche du temps dissipé, c’est donc là toute la manière de Thierry Dancourt. Depuis Hôtel de Lausanne (La Table ronde, 2008, prix du Premier roman), le romancier suit son sillon, ne se laissant pas distraire de ses obsessions (la topologie, les années 1960, les arts décoratifs, le mystère féminin et celui de la mémoire) et revenant sans cesse sur le motif, poursuivant de livre en livre une identique "memory lane". Nulle complaisance nostalgique dans ce récit où se laissent entendre les échos d’une fine ironie. Ces Jeux de dame sont de dupes autant que dangereux. Thierry Dancourt s’y adonne avec une élégante virtuosité. Olivier Mony