Intelligence artificielle

[Les Entretiens 3/5] Barbara Cassin : « Plus on veut rapprocher l'IA de l'humain, plus il faut la rendre un peu givrée »

Barbara Cassin - Photo David Polonia et Midjourney d'après Céline Nieszawer

[Les Entretiens 3/5] Barbara Cassin : « Plus on veut rapprocher l'IA de l'humain, plus il faut la rendre un peu givrée »

L'académicienne, médaille d'or du CNRS, philologue et philosophe, autrice de L'Odyssée du Louvre chez Flammarion, interroge l'avenir de la traduction dans « Le livre et l'IA : moins bêtes ensemble ? », paru dans le numéro 659 de La Nouvelle Revue Française (NRF). Elle a répondu à nos questions dans notre hors-série spécial Les Entretiens, cycle de conférences dont la XXIe édition s'est déroulée à Royaumont les 5 et 6 décembre derniers.

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Par Julie Malaure
Créé le 18.12.2024 à 11h10

Livres Hebdo : Que faut-il penser de l'irruption de l'intelligence artificielle dans le domaine de la traduction ?

Barbara Cassin : C'est un immense danger et en même temps, je pense qu'il faut se débrouiller pour que ce soit une chance. C'est un danger parce que cela va permettre aux mauvais éditeurs de faire traduire un certain nombre de choses, voire tout, par l'intelligence artificielle, et de faire seulement relire, aménager, et rewriter un peu par des traducteurs professionnels qui ne seront plus que des superviseurs d'IA. C'est dramatique pour le métier de traducteur, et pas seulement pour des questions financières. D'abord parce que ce sera mal traduit par l'intelligence artificielle, pour le moment en tout cas, et que des possibilités plus originales et plus nuancées ne viendront plus à l'esprit des traducteurs-rewriters. Antoine Gallimard le dit très bien dans son texte paru dans la NRF.

« On ne peut pas casser les machines quand elles ont été inventées »

Il explique pourquoi le métier de traducteur et celui d'éditeur seront tous corrompus par cette chaîne capitalistique. Et il a raison. Sauf que c'est aussi inévitable que pour les canuts lyonnais avec l'arrivée des machines. On ne peut pas casser les machines quand elles ont été inventées, c'est en un sens toujours déjà trop tard, et personne n'a envie de revenir au « poinçonneur des Lilas » qui fait des trous, des p'tits trous...  Aristote disait : « Quand les navettes fileront toutes seules, il n'y aura plus d'esclaves. » Seulement, tout le monde sait qu'on a simplement changé de type d'esclavage, nous ne l'avons pas éradiqué. Les dangers de l'IA sont là, visibles, connus, et au fond dépendent quand même tous de ce système capitalistique. 

Comment résister à une technologie qui, malgré tout, libère de certaines tâches ingrates ou répétitives ? 

On voit le danger. Alors, mis à part s'opposer drastiquement, et sans doute follement, à tout cela, comment fait-on pour que ça fonctionne le mieux possible, c'est-à-dire pour que ça ne fonctionne pas quand ça ne doit pas fonctionner ? C'est une question à laquelle j'apporte une réponse biaisée par mes propres pratiques. Ce qui m'intéresse dans la traduction, c'est le moment où ça ne marche pas. C'est pour cela que j'ai fait un dictionnaire des intraduisibles (Vocabulaire européen des philosophies ; dictionnaire des intraduisibles, Seuil, le Robert, 2004, 2e éd. augmentée 2019), pour montrer qu'on ne philosophe pas avec des concepts universels mais avec des mots. On philosophe en langues. Et quand on dit mind en anglais, on ne dit pas tout à fait geist en allemand ni tout à fait « esprit » en français.

« Les difficultés nous aident à comprendre. Et le problème avec l'intelligence artificielle, c'est justement qu'elle enjambe ces difficultés »

De même, quand on dit « dette », on ne dit pas schuld, c'est-à-dire qu'on ne porte pas la culpabilité sur ses épaules - si bien qu'on peut comprendre la différence de perception de la dette entre l'Allemagne et la France. Les problèmes de traduction, ce que j'appelle les intraduisibles, non pas ce qu'on ne traduit pas mais ce qu'on ne cesse de mal traduire, en disent très long : ce sont des symptômes de la différence des langues. Les difficultés nous aident à comprendre. Et le problème avec l'intelligence artificielle, c'est justement qu'elle enjambe ces difficultés.

Vous préconisez une solution novatrice, dans le numéro en cours de la NRF, pouvez-vous nous en parler ?

Mon idée, c'est de créer un autre type d'algorithme, un algorithme en creux, qui ne serait pas basé sur le semblable et la quantité d'occurrences, mais sur le problématique et le difficile. J'aimerais nourrir le système expert dédié qu'est une IA traductive autrement qu'avec tout ce qu'il y a sur le net. Le nourrir avec des intraduisibles, pour fabriquer un autre genre d'algorithme, et voir ce que ça donne. On peut essayer, parce qu'il commence à y avoir pas mal de données disponibles. Le dictionnaire des intraduisibles est peut-être tout petit, mais il est traduit, c'est-à-dire réinventé, dans une dizaine de langues. Et puis il y a de gros corpus disponibles, dans les instances européennes notamment. Je travaille par exemple en ce moment avec la Cour de justice de l'Union européenne de Luxembourg, qui a des juristes linguistes qui travaillent dans les 24 langues de l'Union, cherchent des équivalents et sont arrêtés par des problèmes. Voilà, il faut partir des difficultés au lieu de partir du plus fréquent. 

Qu'est-ce que cela pourrait donner ?

Je vous conseille de lire le dernier chapitre du livre La mâchoire de Freud de Yann Diener. Il parle de ce que je raconte. J'ai participé à son séminaire et son dernier chapitre porte sur une phrase de ma préface à Google Me, One-click Democracy l'édition américaine de Google-moi. La deuxième mission de l'Amérique («Banc public», Albin Michel, 2007), où je dis qu'il faudrait arriver à pondérer l'ivresse des grands nombres par la poésie du symptôme. Les grands nombres, c'est la manière dont fonctionne une intelligence artificielle : le plus probable à partir d'un immense corpus, le mot qui arrive étant le plus probable après celui qui précède. Il faudrait donc articuler cette ivresse des grands nombres avec la poésie du symptôme, c'est-à-dire avec ce qui arrête, ce qui bloque, ce qui fait irruption inattendue. Proposer un autre type d'apprentissage qui ressemblerait davantage à celui des enfants, un apprentissage névrosé. 

Comment s'est passée votre première expérience avec l'intelligence artificielle traductive ?  

Je venais de publier mon livre Éloge de la traduction, j'étais aux États-Unis et on m'a demandé de tenir une conférence sur le livre, en anglais, du jour au lendemain. Alors, j'ai fait traduire mon premier chapitre par une intelligence artificielle. C'était parfait, mais je me suis endormie en me lisant. Je me suis dit que je ne savais plus écrire. Parce que tout était lisse. Évidemment, quand on met le mot le plus attendu après celui qui précède, il n'y a absolument plus rien qui ressemble à de la poésie, à du symptôme, pas le moindre écart. On produit actuellement une intelligence artificielle traductive qui fonctionne en gommant toutes les aspérités. Que se passerait-il avec des options différentes ? Nous serons peut-être surpris par ses résultats. C'est à nous de réfléchir, c'est à nous de savoir ce qu'on veut, et d'essayer.

Une IA avec « aspérités » pourrait-elle venir des États-Unis ou d'une société capitalistique ?

Une des questions que se pose Google, c'est justement de savoir comment faire pour que l'intelligence artificielle ait un inconscient. C'est quand même une sacrée question. Et ça ne fonctionnera qu'avec des symptômes et des névroses - plus on veut rapprocher l'intelligence artificielle de l'humain, plus il faut la complexifier jusqu'à la rendre un peu givrée. Et ça, c'est très intéressant. Mais je ne sais pas ce que je raconte parce que je ne sais pas manier les algorithmes, d'autre part je ne suis ni psychiatre ni psychanalyste, et d'une manière générale, je ne sais pas toujours très bien ce que je raconte.

Ce qui fait que vous n'êtes pas une IA ?

Voilà.

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