Le tandem que forment Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief, tous deux professeurs émérites à l’université de Paris- Nanterre vient de signer une impressionnante double biographie des Goncourt.
Bien que nos deux universitaires prennent de multiples précautions en introduction de leurs 800 et quelques pages de travail pour ne pas promettre au lecteur trop d’aventures palpitantes (géographiques ou sexuelles notamment), on y comprend enfin comment les deux frères, nés à huit ans d’écart, vivent dans la gémellité, pour leur œuvre, leur collection d’art, leurs engouements et leurs détestations (sans même parler de leur misogynie et de leur antisémitisme) !
Les péripéties judiciaires ont émaillé leur carrière dès 1853. Un article paru dans la revue Paris et intitulé Voyage du n°43 de la rue Saint-Georges au n°1 de la rue Lafitte, paru fin 1852, leur vaut des poursuites pour outrage à la morale publique et religieuse. Le tribunal correctionnel les blâmera (tout comme cela sera le cas pour Flaubert lors du procès qui lui sera intenté, en 1857, pour la publication de Madame Bovary), ce qui constitue la plus légère des sanctions pénales.
L'Académie des dix
Mais la grande affaire juridique des « Bichons » sera la création de l’Académie Goncourt et le sort de leur succession, comme le rappellent Jean-Louis Cabanès et Pierre Dufief.
Jules Vallès écrit dans Le Réveil du 3 juillet 1882 : « Le survivant des deux frères est en train de fonder des prix aussi bêtes que le Prix de croissance ». Et l’auteur de L’Insurgé de marteler : « Comment ! Il se moque de l'Académie des quarante, et il veut fonder l'Académie des dix ! Mais elle sera plus sotte et plus injuste, plus impuissante et plus lâche que celle qui loge devant le pont des Arts ».
Nous sommes alors six ans avant l'ouverture du testament d'Edmond de Goncourt, qui sera l'acte de naissance du prix portant son nom, tout autant que le premier coup de canon de plusieurs mois de guerre judiciaire. La récompense littéraire la plus prestigieuse du pays, à peine annoncée, fait déjà couler de l'encre.
C'est que les frères Goncourt ont la dent vraiment dure dans leur Journal, et leurs amis le leur rendent bien. L'ambiance qui règne dans les « salons » parisiens de l'époque n'a rien ni de feutré ni de précieux. Jules et Edmond, comme leurs amis (Flaubert, Baudelaire, Daudet…) ne sont sûrement pas des marquises poudrées ayant peur de la grossièreté et de l'humour vachard. La postérité finira par l’emporter, non sans que la succession ait connu quelques mésaventures.
Pour mémoire, Edmond de Goncourt naît en 1822. Son frère Jules voit le jour huit ans plus tard ; entre temps la famille s'est agrandie de deux filles : Émilie en 1823 et Nephtalie en 1824. Cette dernière meut encore bébé. Et les garçons sont aussi très tôt privés de leur seconde sœur, Emilie, victime du choléra en 1832, puis perdent leur père deux ans après. Ce sont donc des enfants qui font l'expérience, brutale, de la disparition de ceux qu'ils aiment.
« Juledmond »
Huit ans s’écoulent avant que leur mère ne les quitte à son tour. Cette série d'événements tragiques est sans doute à l'origine du lien indéfectible, quasi-gémellaire, qui les unira tout au long de leur vie, symbolisé par le surnom de « Juledmond » dont ils s'affublent parfois, lien qui les poussera même en quelques occasions à partager le cœur – et le lit – des mêmes maîtresses !
Si leurs études, au lycée Condorcet à Paris les font rencontrer en culottes courtes ceux qui constitueront bientôt la fine fleur des écrivains de leur époque, et qui pour certains intégreront le premier cercle de leurs amis (ils croisent ainsi Flaubert, Maupassant, Tourgueniev, Daudet – qui deviendra leur exécuteur testamentaire – et bien d'autres), ils ne se destinent d'abord pas à la littérature.
Edmond, dès ses études achevées, s'engage en effet dans la vie active et découvre une existence qui lui déplaît fortement : il est comptable et déteste son métier.
Alors, est-ce le choc de ce qu'il vient de vivre qui le convainc, à vingt-cinq ans, alors que son frère en a dix-huit, de mener une existence plus libre ? La décision de changer de vie est peut-être également facilitée par la rente qu'ils vont désormais percevoir et qui s'élève à cinq mille francs annuels. Toujours est-il que l'année de la mort de leur mère, Edmond prend son jeune frère définitivement sous son aile et, tout aussi définitivement, tourne le dos à cette profession qu'il exècre ; comme leurs copains, ils seront écrivains. Et, pour faire bouillir la marmite, Edmond mettra à profit son amour des objets et de l'Histoire et se fera brocanteur. Ils écriront d'ailleurs dans leur Journal : « La littérature, c'est ma sainte maîtresse, les bibelots, c'est ma putain : pour entretenir cette dernière, jamais la sainte maîtresse n'en souffrira. »
Leur complicité et leur intimité s'affirment davantage encore lorsqu'ils tentent d'écrire un premier roman à quatre mains. Ce sera un échec, mais d'autre livres suivront, tels que Renée Mauperin en 1864, portrait d'une femme moderne dédié à leur ami Théophile Gautier et salué par leur autre ami, Jules Vallès, dans le Le Courrier de Lyon : « MM. Edmond et Jules de Goncourt aussi ont ri au nez de la tradition, et je me souviens de quelques pages d'eux écrites dans un style tourmenté, prétentieux, scudérique, mais là-dessous on devinait du talent : ils osaient d'abord, et je compte sur tous ceux qui osent; aujourd'hui, à leur tour, ils ont écrit un livre curieux, bizarre, attachant. »
Ils seront surtout, outre leur Journal, les auteurs de Germinie Lacerteux, roman dont la préface constitue le point de départ du naturalisme. Les premières phrases sonnent comme un manifeste : « Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai. Il aime les livres qui font semblant d’aller dans le monde : ce livre vient de la rue. Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d’alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires : ce qu’il va lire est sévère et pur. Qu’il ne s’attende point à la photographie décolletée du Plaisir : l’étude qui suit est la clinique de l’Amour. Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa digestion ni sa sérénité : ce livre, avec sa triste et violente distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène. »
Le texte fera une très forte impression sur Émile Zola, qui y trouvera une influence décisive.
Toutefois, leur véritable chef-d’œuvre ne naîtra pas de leurs romans. Ceux-ci, il faut bien le dire, n'ont pas si bien vieilli que ça. Le texte qui leur survit dans la mémoire collective est bel et bien leur Journal. Commencé à deux vers 1851, publié à partir de 1887 sous le titre de Mémoires de la vie littéraire, il a surtout été rédigé, jusqu'à sa mort en 1870, par Jules, dont Edmond admirait « le soin amoureux qu'il mettait à l'élaboration de la forme, à la ciselure des phrases, au choix des mots, reprenant des morceaux écrits en commun et qui nous avaient satisfaits tout d'abord, les retravaillant des heures... »
Acides attaques
Festival de formules méchantes et de portraits au vitriol, le Journal est un concentré acide, passionné et drôle de ce que pensent les frères Goncourt du monde qui les entoure, et l'un des documents les plus précieux et les plus vivants sur la Troisième République – non exempt parfois de pages difficiles à lire, notamment celles où ils laissent libre court à leur antisémitisme.
Ce sont bien sûr les attaques ad hominem adressées à leurs confrères, et parfois amis, qui sont les plus savoureuses. De Baudelaire, ils diront par exemple : « le Saint-Vincent-de-Paul des croûtes trouvées, une mouche à merde en fait d'art ». Ils seront encore plus cruels avec Zola : « On dirait vraiment qu’il a vécu enfermé dans une malle où il y avait un trou par lequel on lui donnait à manger, et un autre par lequel il faisait l’amour avec le vagin d’une femme qu’il n’a jamais vue. » Mais leur tête de turc favorite sera sans conteste Maupassant, qu'ils poursuivront de leurs persiflages et de leurs insultes tout au long des quelques vingt années que durera le Journal.
Les frères Goncourt ne sont pas seulement les inventeurs du naturalisme et les auteurs de ce précieux témoignage qu’est leur Journal, permettant de revivre la vie littéraire, politique et culturelle de leur époque comme si nous y étions ; ils sont aussi les continuateurs passionnés et fervents des salons littéraires du siècle qui les précède.
Toutes les personnalités de la vie des lettres de cette seconde moitié du dix-neuvième siècle fréquentent les frères Goncourt. Confidences, bons mots, ragots et anecdotes s'échangent dans une atmosphère parfois enfiévrée et souvent chargée d'absinthe ; on y parle de livres en cours d'écriture, on y étrille éditeurs et critiques, on y fait l'éloge – éventuellement avec force détail – de sa dernière maîtresse et, comme dans toutes les assemblées de ce genre, les absents ont toujours tort !
Auteuil
Au printemps 1868, lassés du bruit de la rue Saint-Georges, les frères Goncourt déménagent pour gagner un hôtel particulier situé dans un quartier de Paris plus excentré et plus calme, à Auteuil, qui se remplit rapidement des œuvres d'art et des antiquités (notamment japonaises et chinoises) accumulées au fil des années par Edmond, lequel des deux frères est le véritable collectionneur, au goût très sûr et doté d'un flair certain.
Mais Jules ne profitera guère du décor. À peine les travaux d'isolation sonores achevés (le train passe trop près de chez eux à leur goût), le cadet, qui a contracté la syphilis plusieurs années auparavant, quitte la scène.
C'est un grand choc pour son frère qui se retrouve, pour la première fois de sa vie, totalement seul. Il envisage même de se débarrasser de la maison. Mais, passé l'abattement du deuil, il poursuit le projet, qu'ils avaient nourri à deux, d'en faire un lieu de rencontre et de discussion, un véritable salon comme il en existait pendant l'Ancien Régime.
C'est en 1884 qu'ouvre le fameux « Grenier », où se réunira, jusqu'à la mort du maître des lieux, douze ans plus tard, le tout-Paris des avant-gardes littéraires. « Le haut de ma maison, je le bouscule et jette à bas les cloisons et cherche à faire des trois pièces du second sur le jardin une espèce d'atelier sans baie pour y installer, à la sollicitation de mes amis de la littérature, une "parlote" littéraire le dimanche », note-t-il dans son Journal, dont il continue seul, désormais, la rédaction.
C'est parmi les habitués du Grenier qu'Edmond recrutera les dix membres de la future Académie Goncourt, projet dont il a jeté les bases avec son frère, en 1862, et qu'il doit désormais mener seul.
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