Jeanne Favret-Saada, directrice d'études à la Section des sciences religieuses de l'EPHE, vient de publier Les Sensibilités religieuses blessées : christianismes, blasphèmes et cinéma. 1965-1988 (Fayard), un volume aussi consistant qu’instructif.
Rappelons avant tout que le blasphème, qu‘il se traduise par un livre, un article de presse, un dessin ou une affiche de film, n’est plus en théorie réprimé devant les juridictions laïques françaises et ce malgré quelques décisions de justice isolées et cherchant à affaisser la solide jurisprudence républicaine.
Ce sont notamment le droit canonique et le droit musulman qui sanctionnent sans relâche le blasphème et poussent les esprits les plus intolérants à protester, manifester, pétitionner, voire agir par la violence. Sans compter que, depuis les années 1980, la menace vient autant de fidèles agités que des multiples associations créées par des intégristes dans le seul dessein d’agir sur le terrain du droit et non plus de la seule réprobation morale.
Au sein de son méticuleux travail, Jeanne Favret-Saada s’est penchée plus particulièrement sur quatre « cas » emblématiques de ces attaques menées par des groupes chrétiens contre la liberté d’expression.
Car la chercheuse souligne que, « depuis la parution des Versets sataniques de Salman Rushdie en 1988, nous nous sommes habitués aux accusations islamiques de blasphème contre des productions artistiques, ainsi qu’aux redoutables mobilisations qui les accompagnent. Or elles ont été préparées, dans l’Europe et les États-Unis des années 1960 à 1988, par celles de dévots du christianisme (dont parfois leurs Eglises) contre des films dont ils voulaient empêcher la sortie ».
Et Jeanne Favret-Saada de se pencher aussi bien sur Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot, réalisé par Jacques Rivette en 1966, sur Monty Python : La vie de Brian, qui date de 1979, sur La Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese, livré en 1988, et enfin sur Je vous salue, Marie, que Jean-Luc Godard, qui date de 1985.
Son travail montre ainsi comment l’accusation de « blasphème » a tourné peu à peu en une « atteinte aux sensibilités religieuses blessées ».
Revenons un instant sur les malheurs des deux œuvres les plus récentes de ce malchanceux quatuor, car ils sont, hélas, riches de leçons pour comprendre les temps obscurs dans lesquels notre monde contemporain plonge de plus en plus.
Lorsque le Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard sort sur les écrans en 1985, les membres de l’AGRIF (Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne…) sont en première ligne. Il faut dire que, pour eux, le problème est de taille. Il y a le titre du film, Je vous salue Marie, mais il y a aussi l’affiche, qui montre un ventre de femme s’offrant dans une espèce d’impudeur candide, à une main d’homme sur le point de le toucher.
Ce ventre se dévoilant, c’est celui de Marie, et cette main qui semble mimer le geste irréductiblement religieux de l’imposition des mains, c’est probablement celle de Gabriel – l’archange par l’intercession duquel Marie devient enceinte de Jésus - mais c’est peut-être aussi celle de Joseph qui veut vérifier l’impossible. L’AGRIF n’apprécie pas tellement que l’on puisse se livrer à ce genre de fantaisie.
L’association assigne… et perd, comme la quasi-totalité des procès que l’association a attenté à des cinéastes. Elle est déboutée de sa demande, notamment au motif que le film est exclusivement projeté dans les salles de cinéma, et ne peut donc choquer des personnes qui n’auraient pas souhaité le voir. C’est d’ailleurs là un argument de bon sens qu’il faudrait sans cesse asséner à tous ceux qui pensent que la lecture de Charlie Hebdo leur est imposée.
Une bataille qui perdure
Les intégristes ne désarment pas et maintiennent la pression en organisant des manifestations devant les cinémas qui programment le film. À Nantes, un sit-in, organisé par les défenseurs de la foi qui se rassemblent pour prier pendant chaque séance du film, tourne à l’affrontement avec quelques punks venus défendre la liberté d’expression à coup de sauts d’eau et de boules puantes.
Le passage du film à la télévision réactivera la ferveur fondamentaliste. Dans une édition du journal Présent de mai 1997, Jeanne Smits exhorte ses lecteurs à harceler le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) jusqu’à l’annulation de la programmation du film. Et le jour de l’Ascension de la même année, un millier de catholiques intégristes se rassemblent devant le siège du CSA pour prier et laver le blasphème que constitue à leurs yeux la diffusion du film, ce soir-là, par Arte.
Rien d’étonnant donc, quand la même AGRIF s’en prend aussi, à La Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese, projeté à son grand dam en 1988.
Ce n’est pas cette fois à proprement parler l’affiche de La Dernière Tentation du Christ qui a mis en émoi les intégristes catholiques, mais surtout le contenu du film. Jésus s’y montre amoureux de Marie-Madeleine, la prostituée, en proie au doute sur la nature de sa mission et désireux de vivre comme un homme simple et normal – telle est la tentation dont parle le titre et qui le saisit au moment où il va être crucifié. Et il mène cette existence d’homme ordinaire, jusqu’à la vieillesse, jusqu’à la révélation de ce qu’il est réellement et de la raison de sa présence sur terre. Alors il accomplit sa destinée et monte sur la croix.
Un attentat au cinéma
Le 22 octobre 1988, un engin incendiaire placé sous un siège du cinéma Saint-Michel, à Paris, explose. Treize personnes sont blessées, dont une très sérieusement. L’attentat du Saint-Michel n’a été toutefois que le point d’orgue d’une série d’actions menées par la mouvance traditionaliste proche de l’évêque excommunié, monseigneur Lefebvre, et de la paroisse Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Cette violence se traduit par des incendies dans des cinémas parisiens (au Gaumont Opéra, par exemple) et provinciaux (à Besançon notamment).
Auparavant, l’AGRIF s’était livrée à une vaste campagne de propagande, d’abord pour empêcher la sortie du film au nom du droit « au respect des croyances », ensuite pour rameuter ses troupes en distillant la haine. « Ce film traîne dans la boue ce que les chrétiens ont de plus cher, déclare Bernard Anthony, président de l’AGRIF. Les tribunaux auraient dû l’interdire. »
Sur Radio Courtoisie, on suggère aux fidèles de « bien faire attention à ne pas se blesser si l’envie leur prenait de taillader à coups de cutter les sièges des cinémas qui diffusent le film de Scorsese. »
Et dans les pages du journal de l’AGRIF, il est possible de lire : « Les salles de cinéma qui se prêteront au blasphème public doivent savoir à quelles réprobations actives elles s’exposent. »
Le milieu de la culture ne doit pas s’incliner, se résigner, mais au contraire analyser sans cesse les ressorts de cette intransigeance qui, non contente de saisir sans cesse la justice, a connu son lugubre point d’orgue avec les attentats de janvier 2015. Il faut en effet espérer que l’intelligence et la réflexion finiront par l’emporter.