Les beaux jours arrivent à grands pas, et avec eux leur lot de lectures oisives. Face à la vague de vacanciers qui les submergera bientôt, les libraires indépendants gardent la tête froide et préparent sereinement leurs tables. Ils disposent de plusieurs indices pour aiguiser leur sélection et anticiper les demandes : la liste des best-sellers largement relayés par les médias (Musso, Pancol, Levy, Gavalda…), bien sûr, la situation géographique du lieu de vente, mais aussi les titres qu’ils ont eux-mêmes commencé à suggérer à leur clientèle. Plus quelques intuitions personnelles.
Prescriptions.
A la librairie Bookstore de Biarritz comme chez la plupart des libraires indépendants, les meilleures ventes ne sont pas l’unique boussole : "Chez nous, c’est un peu faussé, parce que ce qui marche, c’est ce que nous conseillons à nos lecteurs." Si on concède que la trilogie des Muchachas de Katherine Pancol se vendra "sans effort", d’autres livres émergent : Opération Sweet Tooth de Ian McEwan, "un roman à tiroirs riche, pas facile de prime abord mais passionnant", Les douze tribus d’Hattie d’Ayana Mathis, Ingrédients pour une vie de passions formidables de Luis Sepúlveda. Si Le miroir brisé, le dernier roman de Jonathan Coe, a laissé la clientèle "divisée", les libraires de Bookstore parient en revanche sur Les suprêmes, le premier roman d’Edward Kelsey Moore, "un livre de bonne tenue, facile à lire, qui commence à décoller" à la faveur du bouche-à-oreille.
Le roman de Kelsey Moore semble également avoir les faveurs de la librairie Lucioles, à Vienne dans l’Isère, où on lui prédit un destin similaire, à une moindre échelle, à celui de La couleur des sentiments de Katheryn Stockett il y a trois ans. Ici aussi, la prescription est reine et décidera en grande partie des choix des estivants : "Chaque année, les livres qui marchent sont ceux que l’on met dans les mains de nos clients. On a commencé à conseiller L’olivier d’Etgar Keret, ça va très bien marcher ; Trois mille chevaux vapeur d’Antonin Varenne, un très grand roman d’aventures, qui se lit au long cours, très bien pour la plage." Les ventes d’été, suggérées par une plaquette et un présentoir en magasin, seront également portées par les nombreuses manifestations culturelles ayant lieu dans la région iséroise, notamment par le festival Jazz à Vienne qui devrait drainer une masse considérable de lecteurs.
L’avantage du terrain.
Autant que le contexte éditorial, les libraires prennent en compte le contexte géographique pour s’orienter. Ainsi, en plus de son habituelle brochure d’été, la librairie La Galerne, au Havre, profite de la tenue cet été d’une exposition sur le peintre Nicolas de Staël pour mettre en avant le catalogue de l’événement, édité chez Gallimard, ainsi que des livres biographiques comme Le prince foudroyé (Fayard). Autre atout local : l’écrivaine Maylis de Kerangal, havraise d’origine. Son livre, "formidable", devrait trouver une bonne place dans les rayons, selon le directeur de la librairie, Serge Wanstok. Celui-ci ne manque pas non plus d’adjectifs pour qualifier Les sœurs Brelan de François Vallejo, un livre "dépaysant, intéressant, étonnant, au style très travaillé et dynamique". Le roman Karoo de Steve Tesich, le polar Ils vivent la nuit de Dennis Lehane et Complètement cramé ! de Gilles Legardinier devraient également être mis entre les mains des chalands.
A Paimpol (Bretagne), dans la librairie du Renard, on prédit que le cadre local encouragera les ventes de polars bretons comme ceux de Jean Failler. La gérante, Valérie Le Louarn, pense surtout vendre ce qu’elle a déjà commencé à prescrire : Le jardin de l’aveugle de Nadeem Aslam, Le dernier seigneur de Marsad de Charif Majdalani, Terminus Belz d’Emmanuel Grand, Les douze tribus d’Hattie d’Ayana Mathis, Les années insulaires de Philippe Le Guillou, Le liseur du 6 h 27 de Jean-Paul Didierlaurent, L’emprise de Marc Dugain, Ce que murmurent les collines de Scholastique Mukasonga, Remonter la Marne de Jean-Paul Kauffmann, Mai en automne de Chantal Creusot… La libraire table également sur les essais, favorisés par les vacances selon elle : "On va vendre beaucoup d’essais, notamment sur les deux guerres. Les lecteurs, surtout masculins, en achètent dans cette période, parce qu’ils ont enfin le temps de se poser."
Dans la bouche de la plupart des libraires interrogés, un nom revient particulièrement souvent : Maylis de Kerangal. Son roman Réparer les vivants, salué par la critique et couronné notamment en mars du prix du Roman des étudiants France Culture-Télérama, semble avoir largement séduit les libraires indépendants. Nicolas Seine, de L’Escampette à Pau, est l’un de ceux-ci.
Titres de fond.
Si l’été est l’occasion pour lui de remettre en avant des titres de fond et des "romans cultes" (Le seigneur des porcheries de Tristan Egolf, Sur la route de Jack Kerouac, Les saisons de Maurice Pons…), le Palois a été conquis par le roman de Maylis de Kerangal. "Il y a une unanimité de la presse, des lecteurs et des libraires autour du livre. On a beaucoup de plaisir à le faire découvrir. J’en parle avec des confrères, on est d’accord pour dire qu’il fera date dans l’histoire de la littérature." Le roman sera donc promu aux côtés d’Opération Sweet Tooth, de L’Ancêtre de Juan José Saer (au Tripode) ou Karoo. "On joue le jeu des poches bien sûr, mais on remet en avant les livres de fonds un peu oubliés mais toujours d’actualité", résume Nicolas Seine.
On pourrait s’interroger sur le caractère estival de Réparer les vivants, l’histoire d’une transplantation cardiaque, rappelons-le, les vacanciers ayant tendance à opter pour des lectures plutôt légères et moins exigeantes que le reste de l’année. Néanmoins, Ghislaine Caviglioli, responsable de la librairie La Marge à Ajaccio, est du même avis. "J’ai été bouleversée autant par l’écriture que l’histoire, confie-t-elle, c’est un roman difficile, mais quand on amène le sujet du livre aux lecteurs, ils ont envie de le découvrir." Comme beaucoup de ses confrères, la libraire corse profite de l’été, période de creux éditorial, pour vendre des ouvrages plus anciens, parmi lesquels La fonction du balai de David Foster Wallace, paru il y a cinq ans au Diable vauvert et réédité cette année chez J’ai lu, l’œuvre de Milan Kundera, Congo de David Van Reybrouck, ou encore Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman. "On aime bien aussi mettre les petits éditeurs en avant : Gallmeister, Allia…" Côté littérature contemporaine, L’embellie d’Audur Ava Olafsdóttir, Du sang sur Abbey Road de William Shaw, Une putain de catastrophe de David Carkeet, Les brumes de l’apparence de Frédérique Deghelt ou le polar Après la guerre d’Hervé Le Corre.
A L’Echappée belle, librairie indépendante installée à Sète, "on essaie de défendre des choses un peu différentes" des blockbusters de l’édition, explique un libraire. Police de Jo Nesbo, La petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon et Dans le grand cercle du monde de Joseph Boyden, "passionnant", font partie des coups de cœur dans la maison, sans oublier… Réparer les vivants, encore une fois. Maylis de Kerangal est décidément de toutes les listes.
Lectures faciles.
Le polar est toujours aussi apprécié des lecteurs. A la librairie Galignani, située dans le 1er arrondissement de Paris, le genre sera bien représenté : Police de Jo Nesbo et Intrigue à Giverny d’Adrien Goetz devraient prendre place dans les meilleures ventes de l’été. A côté de ces titres, Valérie Chardon, responsable de la section française de Galignani, cite également le livre historique "Tout est fichu !" de Christine Clerc, qui retrace les moments de doute et les remises en question du général de Gaulle ; Passé imparfait du Britannique Julian Fellowes, par ailleurs scénariste de la série télévisée à succès Downtown Abbey ; et L’emprise, le thriller politique de Marc Dugain. Le succès de ces romans, pour la plupart des page-turners, tient selon la responsable en une explication : "Pendant l’été, soit les lecteurs se permettent quelque chose de plus gros, soit quelque chose de plus léger, sans prise de tête."
Pascal Thuot, qui dirige la librairie Millepages à Vincennes, conseillera Les suprêmes, Le liseur du 6 h 27 et Dans le grand cercle du monde cet été, mais aussi "de la littérature américaine hors les clous" comme Ghostman de Roger Hobbs (Robert Laffont) ou Un chien dans le moteur de Charles Portis (Cambourakis). Trois grands fauves d’Hugo Boris et Le fémur de Rimbaud de Franz Bartelt seront également mis sur les tables.
Accalmie.
Les libraires sont plus que jamais les maître du jeu pendant la période estivale. Et parmi leurs livres favoris, rares sont ceux qui tutoient les sommets du classement actuel des meilleures ventes. Alors que les éditeurs se focalisent sur les livres à paraître en septembre, les libraires reprennent leur souffle et se détachent un peu de l’actualité éditoriale. Les coups de cœur des années précédentes et les classiques intemporels se frayent un chemin vers les tables, d’habitude monopolisées par le mommy porn et les dystopies adolescentes. Une période de calme avant la tempête de la rentrée littéraire.