Or toute cette affaire intervient aussi dans un contexte particulier. En juin et juillet, des centaines de tombes d'enfants autochtones ont été découvertes dans plusieurs sites qui hébergeaient des pensionnats qui leur étaient dédiés. La révélation de ce charnier a été un scandale national et a mis en lumière le traitement monstrueux des colonialistes canadiens.
Au-delà de la polémique, qui a conduit le conseil scolaire catholique de Providence à suspendre le retrait des livres, deux maisons d'édition canadiennes engagées dans la publication de voix autochtones ont accepté de réagir à cet épisode qualifié par la presse de "purge" ou d'"épuration littéraire".
La révolution des "contre-discours"
"Le terme exact, c'est élagage", corrige d'emblée Rodney Saint-Éloi, poète et fondateur de la maison d'édition Mémoire d'encrier, regrettant que la cause des Autochtones soit associée à ces mots ramenant "à l'exclusion au nom d'une idéologie, au nettoyage ethnique". "Pour moi, cet événement est un excès de zèle, voire un divertissement. Or l'urgence est de refaire l'Histoire en évitant les divertissements", poursuit l'académicien québécois d'origine haïtienne. Derrière les emballements médiatiques, "la cause autochtone est une cause réelle, et les voix autochtones demandent à être écoutées car on ne les a jamais écoutées", souligne-t-il encore.Tandis que les Canadiens sont appelés aux urnes le 20 septembre pour les élections législatives, l'affaire prend un tour politique. En France comme au Canada, les éditorialistes conservateurs s'alarment de l'avènement du "wokisme" et de la "cancel culture". "Il y a une crispation identitaire particulièrement marquée en période électorale", observe Rodney Saint-Éloi, avant de remettre les pendules à l'heure. "Cette logique qui décide de ce qui est pur et impur n'a jamais été woke, c'est une logique complètement coloniale", analyse-t-il.
"Les stéréotypes sur les peuples autochtones, sur les Noirs, sur les Arabes, sur les Asiatiques, il n'y a que ça dans le discours public. Si on commençait à brûler, il ne resterait presque rien dans les institutions", poursuit l'éditeur basé à Montréal, en référence à la trentaine d'ouvrages mis au bûcher par le groupe scolaire. À la destruction et l'effacement des traces, Mémoire d'encrier oppose une révolution, celle des "contre-discours". "On ne peut pas changer les représentations d'un coup : avant, la littérature canadienne était complètement blanche. Ce qu'on apporte, c'est la perspective autochtone qui n'existait pas avant", explique l'éditeur.
Des réviseurs autochtones pour "rendre justice"
Ancrées dans le Nouvel-Ontario, les éditions Prise de parole tiennent elles aussi à recadrer le débat. "Il faut revoir ce qu'on enseigne dans les écoles et comment on le fait, mais il faut aussi et surtout rééquilibrer la place et la parole qu’on y accorde aux Autochtones, c'est le cœur de la question", défend Denise Truax, codirectrice générale de la maison qui édite plusieurs auteurs et autrices des Premières nations. "Depuis les années 60, cette production a augmenté de façon très intéressante mais elle n'est pas encore présente dans les salles de classe autant qu'elle devrait l'être. Avant qu'on en arrive là, il va y avoir des maladresses de part et d'autre", considère-t-elle.Pour éviter d'en commettre, la maison ontarienne a pris les devants. "Quand les auteurs autochtones intègrent des segments dans leur langue, on fait vérifier la translittération du texte en langue autochtone par des spécialistes. Pour les traductions, on fait réviser le texte par des réviseurs autochtones pour être sûrs qu'on a bien saisi toutes les nuances de la langue, de l'humour, du sens. Autrement dit, pour rendre justice au travail de l’auteur, être le plus respectueux possible", détaille Denise Truax.
Ce printemps, la maison a notamment publié la première traduction française de Halfbreed, initialement paru en 1973, dans lequel Maria Campbell raconte son enfance sur une réserve routière de la Saskatchewan, la pauvreté, l’exclusion, et le racisme hérités du colonialisme. "On a demandé à une Métis de l’Ouest canadien de vérifier le texte car on voulait s'assurer que les Métis francophones entendent bien une langue qui serait la leur", illustre l'éditrice.
Travailler ensemble "en toute humilité"
Selon Rodney Saint-Éloi, les précautions prises par l'industrie du livre ne doivent pas occulter "le travail profondément politique qui doit être fait dans la société" afin de répondre à un problème systémique. S'agissant des traductions, l'éditeur souligne d'ailleurs qu'il existe encore peu de traducteurs autochtones. "Il faut aller vers ce qu'on appelle les alliés mais en s'interrogeant : pourquoi n'y a-t-il pas de traducteurs autochtones ou très peu ?".Déplorant l'incompétence des politiques, l'éditeur et poète estime que "ce problème historique est devenu littéraire, comme si on demandait aux écrivaines et aux écrivains de résoudre des siècles d'histoire coloniale". L'incompétence serait aussi dans l'écoute de ces voix nouvelles. "On ne connaît ni leur langue ni leur culture, aujourd'hui il faut travailler ensemble dans l'humilité la plus totale", conclut-il. Diffusé en France depuis 2017, Mémoire d'encrier publie en cette rentrée littéraire plusieurs autrices autochtones telles que Lee Maracle (Le chant de Célia, 1er octobre) et An Antane Kapesh (Qu'as-tu fait de mon pays ?, 14 octobre). La maison édite par ailleurs les ouvrages de la poétesse Joséphine Bacon, ou encore ceux de la romancière innue Naomi Fontaine qui a remporté plusieurs prix au Québec en 2020.