Alors que la librairie numérique d’Amazon.fr propose 198 100 titres à la mi-janvier, le catalogue en français de Kindle Unlimited est huit fois moins important. Lancé le 11 décembre dernier en France, le service de prêt numérique du cybermarchand offre certes de quoi lire pendant plusieurs vies, avec 25 673 titres. Et à 9,99 euros d’abonnement par mois, c’est apparemment une bonne affaire. Mais il faudra préférer la littérature de genre (fantastique, policière, sentimentale, érotique voire franchement pornographique) à la rentrée littéraire. Ce qui serait sans limites, c’est plutôt la curiosité nécessaire pour s’aventurer parmi les milliers de livres autoédités qui constituent l’essentiel de l’offre disponible. En anglais, c’est par centaines de milliers qu’ils se comptent.
Aucune maison de littérature générale n’a accepté de tester ce nouveau canal de diffusion, inspiré de formules équivalentes dans la musique ou l’audiovisuel. Toutes craignent un effet de substitution aux dépens de la vente d’ebooks par téléchargement, et une perte de revenus. Arnaud Nourry a fermement expliqué son refus : "L’abonnement, je serai le dernier à plonger ; ça n’a aucun sens. Dans la musique, les gens consomment beaucoup de morceaux et peuvent picorer, mais dans notre marché, les gens qui lisent plus de deux ou trois livres par mois sont une toute petite minorité, alors quel sens ça a de pouvoir s’abonner à une offre illimitée ?" déclarait le P-DG d’Hachette Livre sur BFM TV, le 17 décembre dernier. Une poignée d’éditeurs reconnus dans leur domaine ont tenté l’aventure : Bragelone, Encyclopædia Universalis, Eyrolles (avec les Editions d’Organisation), Fleurus, Jouvence, La Musardine, Le Manuscrit.com. Etant presque sans concurrence, ils bénéficient d’une belle visibilité sur cette partie du site d’Amazon, très proche dans sa fonction d’une bibliothèque de prêt numérique.
Tout se négocie
"Nous avons 300 titres dans Kindle Unlimited, dont un tiers ont été mis en avant dans diverses sélections ou dans les meilleures ventes. C’est un outil marketing et une belle opportunité de faire vivre le fonds qui n’est plus accessible en librairie. Nous avons privilégié les tomes 1 de nos nombreuses séries, pour inciter les lecteurs à découvrir les suites", explique Jérôme Lhour, directeur commercial chargé du numérique chez Bragelonne, éditeur spécialiste de la littérature fantastique. Il est bien trop tôt pour détecter une éventuelle déperdition de ventes classiques. "Nous avons de toute façon négocié un accord qui préserve les intérêts de nos auteurs", insiste-t-il sans vouloir en dire plus. Eyrolles, à la pointe de toutes les expériences dans le numérique depuis le lancement de l’iPad et du Kindle, propose aussi plusieurs centaines de titres, dans les rayons pratique, développement personnel, informatique. Encyclopædia Universalis est bien visible dans le rayon dictionnaires.
Les conditions commerciales sont à étudier. Tout se négocie en fonction de la qualité et du prestige du fonds de l’éditeur : "Amazon nous proposait de régler 30 % du prix public du livre lorsque le lecteur en a lu 10 %", explique une éditrice qui a finalement refusé l’offre. Dans le cas d’un téléchargement classique, le site reverse à l’éditeur 60 à 70 % du prix public. C’est supérieur au montant consenti avec Kindle Unlimited, mais dans ce système, les abonnés peuvent feuilleter un nombre considérable de livres, ce qui déclenchera autant de paiements pour les éditeurs.
Pour les auteurs autoédités, le paiement est aussi déclenché quand le lecteur a lu 10 % des pages, mais le calcul du prix est différent : "Amazon réserve chaque mois un budget alloué aux auteurs participant à Kindle Unlimited ou à KOLL (1), un autre système de prêt plus ancien. Comme le budget augmente moins vite que le nombre de prêts, le forfait par livre baisse. Il est tombé à 1,3 dollar, contre 1,8 dollar début 2014", a constaté Jacqueline Vandroux, qui s’occupe de la gestion des romans policiers que son mari Jacques Vandroux écrit. Ce couple d’ingénieurs ne se plaint pas du système. "Les ventes habituelles n’ont pas baissé, et les prêts ont fortement augmenté avec Kindle Unlimited", ce qui compense largement la baisse du forfait. Aurélie Valognes, jeune cadre de l’industrie agroalimentaire qui a autoédité son premier roman est aussi très satisfaite : après Noël et l’ouverture des Kindle offerts en cadeau, les ventes ont doublé, à environ 200 exemplaires par jours et les prêts ont été multipliés par 6, à environ 180 exemplaires quotidiens, se réjouit-elle. Elle a toutefois retiré Mémé dans les orties de Kindle Unlimited, car son histoire d’un octogénaire grincheux radouci par une joyeuse voisine sera prochainement publiée par un véritable éditeur.
Amazon perd de l’argent sur le lancement de ce service dont le premier mois est en promotion, à 0,99 euro. Les abonnés actuels rapportent très peu alors qu’ils peuvent coûter beaucoup en feuilletant, sinon en lisant, une multitude de livres. Le système ne s’équilibrera que si le coût de la consommation des lecteurs reste en deçà du prix de l’abonnement, ou si Amazon durcit ses conditions à l’encontre des auteurs et des éditeurs. La question de la légalité juridique s’ajoute à celle de la viabilité économique. Ce sera l’objet du tout premier avis du médiateur du livre, attendu pour début février. H. H.
(1) Kindle Owners’ Lending Library.