"Je participe depuis le début aux Rencontres nationales de la librairie (RNL), rappelle Anne Martelle, cogérante, avec sa sœur Françoise Godefroy, de la librairie Martelle, à Amiens. C’est la moindre des choses en tant qu’élue du Syndicat de la librairie française (SLF), organisateur de la manifestation. Mais surtout, elles nous permettent de dialoguer de façon constructive avec nos partenaires. Les premières Rencontres, à Lyon en 2011, ont joué un rôle de catharsis et ont conduit les éditeurs et les distributeurs à nous regarder avec plus d’attention. D’autant que, deux ans plus tard, Virgin et Chapitre s’écroulaient. Depuis, la librairie indépendante a acquis une crédibilité qui lui permet de se faire entendre."
Forte de sa visite de plateformes logistiques en Allemagne pour préparer son intervention sur les problématiques de distribution dans un atelier lors des prochaines RNL, les 25 et 26 juin à La Rochelle, Anne Martelle entend ouvrir des pistes de réflexion à l’échelle interprofessionnelle sur ce qui lui paraît être un enjeu majeur aujourd’hui : les délais de livraison. "Il faut s’inspirer de toutes les bonnes pratiques, plaide la libraire. En Allemagne, certaines livraisons peuvent se faire en 24 heures grâce à des grossistes régionaux multidistributeurs. En France, la plupart des entrepôts régionaux, qui étaient monodistributeurs, ont fermé. Pourquoi ne pas rouvrir des structures multidistributeurs ? Il faut unir nos intelligences au service du client final. C’est le meilleur moyen de lutter contre notre ennemi commun : Amazon."
Considérant que la principale concurrence émane d’Internet et des grandes surfaces non spécialisées, Françoise Godefroy juge prioritaire la présence de la librairie sur Internet et sur les réseaux sociaux. Depuis un an, son fils, Guillaume Godefroy, a d’ailleurs rejoint Martelle en tant que community manager. Tout en développant la présence de la librairie sur les réseaux sociaux, avec notamment une cinquième page Facebook dédiée à l’univers BD, il travaille au lancement fin juin d’une nouvelle version du site web intégrant, en plus des livres, les autres produits proposés en magasin. "Le mélange du livre à d’autres produits, c’est, depuis le début, notre marque de fabrique", justifie Anne Martelle.
Penser en dehors du cadre
Lorsque Lionel Martelle ouvre à Amiens en 1957 un commerce de 15 m2 sur les boulevards extérieurs, il propose des livres et de la papeterie. Rejoignant en 1963 le centre-ville, il s’installe en 1974 à son emplacement actuel sur 1 000 m2 et ajoute une offre de jeux éducatifs et de disques. "Mon père était visionnaire, lance Anne Martelle. Penser en dehors du cadre, décaler le regard, c’est la clé de notre succès." Mais l’ajout de produits autres que le livre doit faire sens. "L’offre doit être cohérente et différenciante", précise la libraire, qui se déplace régulièrement dans des salons à l’étranger pour dénicher des objets originaux. Selon Françoise Godefroy, "si Martelle est aujourd’hui la principale librairie d’Amiens, alors que la librairie historique Poiré-Choquet a disparu en 2007, suivie par Evrard en 2015, c’est surtout parce qu’elle a su regarder vivre son époque et s’adapter".
Les deux sœurs forment un duo parfaitement complémentaire. A Anne Martelle, les lettres et la communication ; à Françoise, les chiffres. Cette dernière entre dès 1985 dans l’entreprise familiale et en prend les rênes en 1992, tandis que sa cadette travaille à cette époque comme animatrice d’émissions pour la radio France Bleu Picardie. Elle rejoindra la librairie en 1992 et en deviendra cogérante en 2006.
Martelle est alors en pleine crise. Depuis 2002, elle est confrontée à la concurrence de la Fnac, et son format de magasin, qui s’est peu à peu agrandi pour occuper 2 200 m2, est devenu caduc. "A force de s’agrandir et d’ajouter des métiers, notre identité est devenue confuse. Il fallait remettre de l’ordre et valoriser nos métiers", explique Anne Martelle.
Décorations maison
En 2008, une importante restructuration est lancée. La vente de disques et de maroquinerie est arrêtée, les activités de beaux-arts et loisirs créatifs sont séparées et installées au premier étage. Baptisée Color’i, cette activité fait même l’objet d’une société autonome détachée de Martelle, qui se recentre sur le livre, la papeterie, les jouets et jeux. Réaménagé, le rez-de-chaussée accueille l’essentiel de la librairie, avec une pièce de 200 m2 dédié à la jeunesse baptisée Passeur de rêves. En revanche, les jeux et jouets, le scolaire et la papeterie sont installés au sous-sol.
"Nous avons voulu créer un espace clair et convivial avec des canapés, une décoration et des mises en scène qui sont régulièrement changées, commentent les deux sœurs. Cette animation des lieux fait d’ailleurs l’objet d’un poste au sein de notre équipe qui compte 39 personnes. En décoration, on fait tout nous-mêmes et on utilise toutes les ressources internes, notamment celles de Color’i dont le responsable a fait l’école des beaux-arts."
Dans la foulée, Martelle revoit aussi son processus de travail. "Les libraires recevaient les représentants dans leurs rayons, ce n’était plus possible vis-à-vis des clients, argue Françoise Godefroy. Depuis, c’est Anne qui les reçoit et achète, en concertation avec l’équipe." Autant de changements qui ont visiblement porté leurs fruits puisque aujourd’hui Martelle, qui fête ses 60 ans, s’impose au 24e rang de notre classement des librairies françaises. Dans une ville de 150 000 habitants - 300 000 avec son agglomération -, elle se place loin devant ses confrères. Parmi ceux-ci, figurent quelques généralistes, dont la Fnac, Maison de la presse-Au Chat qui lit, France Loisirs et l’indépendant Labyrinthe, ainsi que des spécialisés comme Bulle en stock pour la BD-manga, L’Antre du manga, Page d’encre pour la jeunesse, et Equithéo pour le religieux.
Malgré ce leadership, Anne Martelle et Françoise Godefroy restent sur le qui-vive. Moins en raison des évolutions économiques de la région, avec la fermeture annoncée de l’usine Whirlpool, qu’en raison des importants travaux urbanistiques à venir et de l’ouverture d’un Cultura dans la périphérie nord d’Amiens, en fin année. Un entrepôt Amazon doit également ouvrir. Bien que l’opérateur Internet n’ait pas de point de vente, il fera parler de lui dans la région.