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Méga P.O.L dans sa trentaine

Paul Otchakovsky-Laurens, éditeur. La porte de son bureau est toujours ouverte. - Photo Olivier Dion

Méga P.O.L dans sa trentaine

Exigeant sans être directif, libre sans être indépendant, Paul Otchakovsky-Laurens a su marquer de son style la maison qu'il a fondée il y a trente ans. Et fédérer des écrivains reconnaissants.

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Par Véronique Rossignol
Créé le 29.11.2013 à 19h40 ,
Mis à jour le 07.12.2013 à 13h12

La petite histoire veut que Paul Otchakovsky-Laurens accueille les visiteurs entrant dans son bureau parisien, rue Saint-André-des-Arts, d’un prévenant « Attention à la marche ». « Quand je suis passée le voir, il y a quelques semaines, pour la première fois - depuis onze ans que je le connais -, il ne m’a rien dit », constate Christine Montalbetti, qui en a déduit qu’elle était devenue suffisamment familière des lieux pour être dispensée de l’avertissement. En ce 7 mars 2013, date de la sortie de Love Hotel, son dixième livre sous la couverture blanche marouflée des trentenaires éditions P.O.L qui est aussi, hasard du calendrier, le mois de la naissance et du décès de Georges Perec, le bon génie de la maison, l’éditeur a accompagné son auteure dans le 20e arrondissement à une rencontre organisée par la librairie l’Atelier. La romancière se souvient de leur premier rendez-vous. Elle se souvient qu’il faisait chaud, qu’elle portait ce jour-là un pantalon violet. Elle se souvient du café où elle se trouvait quand elle a reçu le coup de téléphone : elle lui avait envoyé son manuscrit, il souhaitait la rencontrer. Les deux se vouvoient toujours.

Jean-Paul Hirsch, directeur commercial. « Mon commissaire politique », dit Paul O.-L.- Photo OLIVIER DION

Ils sont nombreux parmi les 248 auteurs du catalogue, répertoriés sur le très complet site de P.O.L éditeur, à avoir des souvenirs similaires. Car en quarante-trois ans d’édition dont trente à la tête de la maison qui porte ses initiales, la procédure n’a pas changé. Paul O.-L. s’agace quand on émet des doutes : oui, la plupart des textes qu’il a publiés sont bien arrivés par la poste. Et, immuable rituel perpétué chaque matin de semaine, les plis continuent d’être ouverts par le fondateur lui-même. Dix à quinze manuscrits par jour, avec des pointes à quarante le lundi. Une fraîcheur de débutant mais un œil d’expert, aussi juvénile que son allure. Premier tri, souverain. Sur les manuscrits refusés, un post-it portant la lettre B (bon pour retour accompagné d’une lettre type), et pour les heureux la lettre A (lecture approfondie). Il fait ensuite circuler, sollicite des avis proches, mais assume ses choix. Il tranche en toute subjectivité, à l’aune de ses goûts, appréciant la forme souvent plus que l’histoire racontée. En vertu de quoi il peut se targuer de n’avoir jamais publié que des livres qu’il aime. Dans cette catégorie, il n’est pas le seul, mais la singularité de sa démarche tient à la fois à l’étendue de ses curiosités littéraires et à la relation de proximité respectueuse qu’il a su établir avec les auteurs. Dans cette façon de les faire se sentir uniques tout en nourrissant un convivial et festif esprit d’équipe.

La toute jeune recrue Lise Charles, dont le premier roman La Cattiva est paru au début de mars, confirme. Cette normalienne thésarde de 26 ans, spécialiste de la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles, qui connaissait la maison surtout de réputation, a été séduite par le côté petit éditeur publiant de la poésie et de la littérature très contemporaine un peu expérimentale. Ayant pris du retard dans sa deuxième lecture et malencontreusement égaré la lettre d’accompagnement avec les coordonnées de la jeune femme, Paul O.-L. a parcouru Internet pour la recontacter et a fini par envoyer un courrier… à son frère. Quand elle l’a finalement joint, plus de six mois après avoir déposé son manuscrit à l’accueil des éditions, elle n’y croyait plus. «Je me disais, ce qu’on raconte est sûrement vrai : sans piston, on ne peut pas se faire éditer. » Entre-temps, Gallimard, sa seconde tentative, avait rapidement donné sa réponse : un encouragement à retravailler le texte.

 

 

Perec puis Duras.

Avec Emmanuel Carrère, il faut remonter plus loin dans le temps. Les deux complices ont raconté, à la parution d’Un roman russe, leur rendez-vous manqué en 1982 quand Paul O.-L. ne dirigeait encore qu’un département à son nom chez Hachette. Après que son premier roman est sorti en 1983 chez Flammarion, l’auteur de Limonov a rejoint P.O.L pour le suivant, Bravoure. « Vingt-cinq ans que nous sommes pacsés », disait Carrère en 2007. Les voilà à trente ans de contrat…

 

Bien sûr, il y a eu aussi des formes de cooptations : Atiq Rahimi est arrivé par l’intermédiaire de l’ex-femme de l’éditeur qui, travaillant dans une ONG, avait rencontré sa traductrice afghane ; l’écrivain-dessinateur François Matton est entré au catalogue grâce à Renaud Camus. Bernard Noël, figure tutélaire qui a traversé toute la vie d’éditeur de Paul O.-L. et dont ce dernier disait, au moment de la publication du premier volume des œuvres complètes du poète, qu’il lui avait « appris à lire », a notamment transmis le manuscrit de René Belletto, rencontré dans une libraire lyonnaise. Belletto, prix du Livre Inter et prix Femina en 1986 pour L’enfer, deviendra ainsi l’un des premiers succès de la maison.

Perec, puis Duras ont été les autres fées penchées sur le berceau du jeune éditeur : le premier, avec Je me souviens et La vie mode d’emploi, prix Médicis 1978, lui a apporté la reconnaissance alors qu’il venait tout juste de monter la collection Hachette P.O.L. La deuxième sauvera les naissantes éditions P.O.L, en leur confiant, parallèlement aux fictions publiées par Minuit, La douleur (1985) et La vie matérielle (1987), sept livres au total. Perec, mort en 1982, qui a inspiré le logo de la maison, une figure du jeu de go, a aussi attiré sur son nom certains des écrivains les plus emblématiques du cachet P.O.L : Marie Darrieussecq, auteure d’une thèse sur l’auteur des Choses, Martin Winckler et Emmanuel Carrère, admirateurs fervents, ont tous les trois adressé leur premier manuscrit à « léditeurdePerec ».

 

 

L’autonomie sans l’indépendance.

« Artisan intransigeant et indépendant », décrivait Antoine Gallimard dont la maison est devenue en 2003 l’actionnaire principal. L’indépendance de P.O.L n’a pourtant jamais été capitalistique; et Paul O.-L. jamais majoritaire chez lui. «J’ai vite compris que ce que je voulais faire ne me permettait pas de vivre de mes propres ressources. » Parti de chez Flammarion où il avait créé la collection « Textes », après un désaccord autour de la publication de l’inconnu Charles Juliet et du licencieux Marc Cholodenko (deux historiques du catalogue) et après avoir passé cinq ans chez Hachette, il parvient néanmoins à convaincre Henri Flammarion d’apporter les deux tiers du million de francs du capital de départ. Quelques péripéties financières plus loin, Gallimard lui offrira la survie et le confort logistique, en toute autonomie éditoriale. Et s’il reconnaît les bénéfices de la tutelle, Paul O.-L. ne veut pas pour autant lier les récents succès de ses auteurs dans les grands prix littéraires à une quelconque influence de la maison mère. « Dans ces cas-là, nous sommes en concurrence. »

 

Mais avant les best-sellers, il aura fallu imposer une littérature qui n’apparaissait pas comme la plus rentable du monde : de la poésie, du théâtre, du roman d’avant-garde… «Qui d’autre que P.O.L aurait pu éditer mes livres ? » remarquait il y a quelques mois l’inclassable Nathalie Quintane. Il aura fallu construire une cohérence en faisant cohabiter sous le même toit des écrivains aussi dissemblables que Valère Novarina, Emmanuel Hocquard, Frédéric Boyer, Emmanuelle Pagano, Edouard Levé, Santiago Amigorena, Pierric Bailly, Christian Prigent, Jean Rolin, Leslie Kaplan, Olivier Cadiot ou Nicolas Fargues…

 

 

Ni pression, ni délai.

Entre P.O.L et les auteurs, ce sont des histoires aussi littéraires que sentimentales. La fidélité, voire l’exclusivité, fait tacitement partie du contrat. Paul O.-L. ne débauche pas chez les autres. Et les séparations meurtrissent comme des trahisons. De fait, peu d’auteurs ont quitté la maison : Danièle Sallenave et Richard Millet, aux débuts. Renaud Camus, qui a décidé de confier ses journaux à Fayard, ne publie plus de nouveautés mais les titres présents au catalogue continuent d'être réimprimés. Quant à la rupture violente et médiatisée avec Camille Laurens en 2007, elle reste pour tous les protagonistes un épisode douloureux que personne ne peut oublier.

 

Paul O.-L. passe aussi pour un éditeur peu interventionniste. Position qu’il défend : « Vous imaginez un marchand de tableaux qui demanderait à l’artiste de rajouter un peu de rouge sur une toile ? » Dans cette maison où la rédaction des quatrièmes de couverture est confiée aux auteurs eux-mêmes, pour mieux refléter l’originalité de chaque texte, pas question de recalibrer un manuscrit pour le faire entrer dans un format. «Si je trouve des défauts, je soumets mes remarques à l’auteur. Il y réfléchit, on en reparle. » Christine Montalbetti dit que Paul raconte à ce sujet « une fable fondatrice » : il lui est arrivé à ses débuts de trouver un chapitre superflu dans un manuscrit, qui était finalement publié dans une autre maison. Quand il a relu le texte, une fois publié, il s’est rendu compte que c’était précisément ce passage qui rendait le roman intéressant. Depuis, il signe tout premier contrat sans exiger de corrections préalables. Montalbetti elle-même l’a sollicité, parfois : « Quand je perds de la visibilité, que j’ai un vrai doute, je m’en remets à sa lecture. » Marie Darrieussecq, qui vient de lui rendre le manuscrit de son prochain roman à paraître à la rentrée prochaine, ne lui montre jamais rien en cours d’écriture. Mais Paul O.-L. est toujours son premier lecteur. Ses remarques « peuvent sembler des détails », observe la romancière, mais «ça remet en mouvement. Ça me pousse à relire encore une fois entièrement, parfois à réécrire entièrement. Mais jamais il ne se permettra de trop en dire. Il craint de "casser" les textes, je pense. »

« Quand j’étais aux abois, il m’est arrivé de relancer les auteurs dont j’attendais le manuscrit. Mais je sais depuis longtemps que c’est affreusement contre-productif. » Ainsi Emmanuel Carrère l’a fait patienter un an avant de donner son feu vert à la publication de L’adversaire, roman pourtant accepté mais vis-à-vis duquel l’écrivain a longtemps éprouvé un « malaise ». Pour ce dernier, qui confie ses livres une fois qu’il les sait achevés, c’est l’accueil toujours enthousiaste qui fait la force : «Paul, c’est la personne à qui j’aime apporter mes manuscrits, qui a les yeux qui brillent à l’idée de lire ce qu’on lui donne, sans faire de distinction entre les livres et leur potentiel de succès. »

Confiance, ouverture, écoute, protection, discrétion, loyauté… reviennent dans la bouche des auteurs maison quel que soit leur degré d’intimité avec leur éditeur… «P.O.L, c’est à la fois une communauté, une famille et un club, sans avoir le caractère aliénant de tout ça », décrit Martin Winckler qui a évoqué sur son site personnel (1) son attachement à la maison qui le publie depuis près de vingt-cinq ans.

 

 

Passionné de cinéma.

L’éditeur refuse rarement le texte d’un auteur qu’il suit, estimant que « tout finit par prendre sa place dans l’œuvre globale ». Ce qui ne veut pas dire qu’il ne se trompe pas. Et qu’il n’a pas de regret. L’histoire avec Jean Echenoz, dont il n’a pas retenu le manuscrit, est connue. Il y a aussi Hervé Guibert, « raté deux fois ». Puis quelques échecs : la collection pour la jeunesse « Petit P.O.L », imaginée avec Coline Faure-Poirée, qui s’est arrêtée après une vingtaine de titres.

 

Au sein de la maison, la constance est aussi de mise : Jean-Paul Hirsch, venu de la librairie, seconde le fondateur depuis vingt-trois ans. Directeur commercial, il assure officiellement les relations avec les libraires et avec la presse, mais dans les faits il occupe un poste à la définition aussi large que souple, animant entre autres choses le site Internet, l’un des plus multimédias du secteur, pour lequel il réalise notamment des vidéolectures. « Ange gardien », dit de lui Winckler. Marie Darrieussecq complète l’hommage : « Je l’appelle mon coéditeur parce que je ne sais pas comment l’appeler. » Paul O.-L. l’appelle, lui, « mon commissaire politique ». Parmi les quatre autres collaborateurs, aucun ne travaille là depuis moins de dix ans…

Si la production est restée stable - entre 45 et 50 titres par an -, avec les succès, le nombre de manuscrits reçus a notablement augmenté : environ 3 200 en 2012. Pas loin des limites de capacité de lecture du sélectionneur. D’autant que les activités de l’éditeur débordent du monde du livre : le cinéma est une autre passion pour celui qui a créé en 1992, avec Serge Daney, la revue trimestrielle Trafic dont le 85e numéro vient de paraître, et qui achève sa troisième et dernière année à la présidence de la commission d’avance sur recettes du Centre national de la cinématographie. A titre moins professionnel, il s’est aussi essayé « avec innocence » à l’écriture filmique en tournant, en 2007, avec sa compagne, la peintre et écrivaine Emmelene Landon, Sablé-sur-Sarthe, Sarthe, une enquête autobiographique et intime sur les lieux de son enfance et de son adolescence, chez sa mère adoptive.

Pour un label aussi lié à la personnalité de son créateur, la question de la succession se pose, forcément. « Vous voulez dire si je passe sous un bus, demain ? » dit-il en souriant. Il élude avec cette délicatesse courtoise qui, depuis trente ans, a su conquérir tant d’écrivains : « On en a parlé… » <

(1) http://martinwinckler.com/spip.php?article1014


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