Comment trie-t-on ses souvenirs ? Un peu comme des ordures. Demetrio pousse le bouchon encore plus loin en se demandant : "comment serait-ce, de vivre au milieu des déchets, d’en être un soi-même ?". La question semble d’autant plus pertinente qu’il travaille en tant qu’éboueur. Un homme de l’ombre traversant Buenos Aires comme un long désert. "Sa non-appartenance à la ville" se confirme : "Il se sentait définitivement étranger aux déboires des innombrables piétons, mendiants, policiers, prostituées, écoliers." Cette indifférence, envers d’autres solitaires, lui colle à la peau tant il cultive une forme de détachement.
Sa vie est d’un ennui mortel, et n’a ni sens ni but précis. Il lui faut survivre tout simplement. La nuit, un autre monde s’ouvre à lui, celui des puzzles qu’il compose à l’infini. "[Il] éprouve le besoin de conserver une image non morcelée" de lui-même. Aussi replonge-t-il, par bribes, dans son passé. Celui d’un adolescent se frottant au chômage de son père ou à la sensualité des femmes interdites. "On ne comprend jamais pourquoi les problèmes s’attirent les uns les autres comme pour former une famille. Peut-être fonde-t-on une famille pour annihiler le sentiment de perte que chacun éprouve dès sa naissance." Demetrio veut le combattre, mais son malaise grandissant s’étire tel un chewing-gum collé à sa chaussure.
Impossible d’avancer à vive allure dans ce quotidien si étroit. Alors il se contente de faire son boulot ingrat aux côtés de Negro. Obsédé par l’infidélité de sa femme, ce dernier ne peut pas deviner ce qui se trame dans son dos. Veronica est engloutie dans sa vie de famille. Elle a envie d’amour, mais le temps des amants ne correspond pas toujours à un enchantement.
Fataliste à souhait, l’écrivain et essayiste argentin Andrés Neuman - dont Le voyageur du siècle ressort en Libretto - se révèle un esthète des mots, qu’il choisit avec soin. Si l’errance de son héros l’apparente à ceux de Yannick Haenel, sa lâcheté sarcastique ou érotique a plutôt des airs de Hanif Kureishi. L’auteur sud-américain fait preuve d’une ardeur maîtrisée pour décrire la fadeur d’une vie. Après tout, n’est-elle pas "une fête dont il faut profiter avant qu’elle s’arrête"?
Kerenn Elkaïm