Entretien

Michèle Benbunan : « En 4 ans, nous avons fait franchir un cap à Editis »

Michèle Benbunan est arrivée à la tête d'Editis en octobre 2019 - Photo Charlotte Jolly de Rosnay

Michèle Benbunan : « En 4 ans, nous avons fait franchir un cap à Editis »

La désormais P-DG du groupe d’édition en passe d’être cédé à 100 % à Daniel Kretinsky dresse un bilan de quatre ans mouvementés à la tête d’Editis, alors que son avenir semble s’éloigner du siège du groupe.

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Par Jacques Braunstein, Éric Dupuy
Créé le 26.10.2023 à 23h00 ,
Mis à jour le 27.10.2023 à 15h15

D’ici le 7 novembre probablement, la Commission européenne devrait donner son accord à la cession d’Editis au tchèque Daniel Kretinsky, mettant un point final à la période rocambolesque connue par le 2e groupe d’édition français depuis la volonté de son propriétaire Vivendi de prendre le contrôle de Lagardère et donc d’Hachette, il y a plus de deux ans.

Michèle Benbunan, directrice générale du groupe depuis octobre 2019 et P-DG par essence après la démission juridique et discrète du directoire d’Arnaud de Puyfontaine dans l’été, ne semble pas avoir les faveurs du repreneur pour poursuivre sa mission. Alors qu’elle a donné un discours à la forme et au fond d’adieux à ses équipes à Francfort, le 18 octobre, elle a reçu Livres Hebdo pour dresser un bilan de son action, sans remords mais non sans regrets.

 

Livres Hebdo : Lors de l’annonce de Vivendi de se séparer d’Editis en juillet 2022, vous avez assuré vouloir rester à la tête du groupe après la cession. Aujourd’hui, vous ne semblez plus tenir le même discours. Que s’est-il passé ?

Michèle Benbunan : En octobre 2019, Arnaud de Puyfontaine et Yannick Bolloré m’ont fait l’honneur de me confier la direction générale d’Editis. En juillet 2022, Vivendi m’a laissé le choix entre revenir chez Vivendi ou rester chez Editis ; j’ai choisi de rester chez Editis, car j’étais extrêmement attachée à ce groupe et à ses équipes. C’est un groupe magnifique, et nous étions au milieu de projets ambitieux de transformation, dans tous les domaines : la diffusion, la distribution, l’IT, l’éducation… Il n’était pas question de partir au milieu de tout ça.

J’ai ensuite pris la présidence d’Editis et ai continué les actions en cours. Denis Olivennes va me succéder à cette présidence, dans le cadre du changement d’actionnaire, de Vivendi à IMI. Je sais que Daniel Kretinsky et Denis Olivennes auront à cœur de prendre soin d’Editis, de le développer au mieux pour ses collaborateurs, éditeurs, éditeurs partenaires, ses auteurs et ses clients.

C’est le plus important pour moi, et pour les équipes qui ont œuvré pendant quatre ans pour la transformation d’Editis – dans un contexte extrêmement difficile de Covid, suivi d’un processus de cession de plus de deux ans.

On évoque un groupe déprécié financièrement de 300 millions d’euros par l’actionnaire cessionnaire Vivendi, en perte de vitesse. Quelle est votre lecture de la situation d’Editis ?

Quand je suis arrivée à la direction du groupe en octobre 2019, la situation était différente de ce que j’imaginais, et s’était dégradée au fur et à mesure des changements d’actionnaires. Editis avait été construite par Alain Kouck comme une fédération de groupes d’édition, c’est-à-dire que chaque entité, juridiquement « autonome », se vivait comme une filiale du groupe Editis. C’était une organisation efficace mais, au fil du temps, cette organisation s’était dénaturée, avait créé des disparités entre les entités en termes de statuts, complexifiait la gestion et retranchait chaque entité dans son « pré carré ». Ce n’était pas idéal pour mener des projets transverses et pour développer une perception d’appartenance au même groupe. Or Editis avait grandement besoin d’un second souffle et d’une transformation en profondeur.

La situation économique s’était détériorée à la suite du rachat par Média-Participations du Seuil-La Martinière. Editis avait fait l’acquisition en 2015 de Volumen, la filiale de diffusion-distribution du Seuil-La Martinière, dans le but de garder ses éditeurs et les éditeurs partenaires. Au moment du rachat par Vivendi, la perte de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel – du fait du départ du Seuil-La Martinière chez MDS – avait été minimisée, ainsi que ses impacts sur les coûts de structure : il y avait deux distributions, deux centres de préparation d’office, deux informatiques...

Par ailleurs, la modernisation de l’outil de distribution, dont le niveau de service n’était plus considéré par les clients comme au niveau du marché, et celle des systèmes informatiques avaient été repoussées par tous les actionnaires précédents.

Enfin, l’organisation de la littérature, différente de celle qu’avait mis en place Alain Kouck, ne mettait pas les maisons d’édition au même niveau : certaines étaient rattachées à la direction générale (XO, Sonatine, La Découverte, L'Archipel), d’autres à Place des éditeurs ; certains dirigeants participaient en comité exécutif, d’autres non. Cela posait des problèmes de représentativité.

Et pour finir, Julliard était en crise avec le départ pressenti de ses éditeurs, Betty Mialet et Bernard Barrault, et avec eux beaucoup d’auteurs de la maison.

Vous avez pris l’an dernier la décision de séparer en deux branches l’activité éducation. Pourquoi ?

J’ai fait appel début 2020 à un cabinet de stratégie pour faire une analyse de nos forces et faiblesses en matière d’éducation, challenger notre stratégie et définir comment se projeter sur ce marché en pleine évolution. La nécessité d’intensifier la recherche de leviers de croissance et de diminuer le poids du prescrit est apparue clairement pour se prémunir d’une absence de réforme scolaire – ou de réformes scolaires de moindre envergure que celles de la période 2016-2019. Des opportunités autour du marché de la formation, de la pédagogie et du rayonnement à l’international de nos marques ont été identifiées. Le rapport final, disruptif à l’origine, a été adouci pour éviter de bouleverser les équilibres et les équipes.

Mais la pandémie de Covid et la période post-pandémie ont rendu la transformation encore plus urgente : il devenait essentiel d’une part de se doter d’outils de formation digitale via des plateformes (avec des parcours pédagogiques adaptés à chacun, et de préférence adaptatifs grâce à l’IA), et d’autre part de faire rayonner davantage nos marques d’éducation en jeunesse.

La première action a été d’acquérir Educlever, qui est expert dans ce type de produits ; la deuxième, de séparer en mars 2023 le pôle jeunesse, qui s’adresse à notre clientèle traditionnelle de points de vente, du pôle éducation-formation, qui s’adresse aux enseignants, organismes de formation ou aux particuliers, et qui a des défis spécifiques avec la nécessité de penser différemment.

Vous avez lancé un plan de restructuration sur cinq ans. Qu’est-ce qui a fonctionné et qu’est-ce que vous regrettez ? 

Le monde de 2023 n’a plus rien à voir avec celui de 2019. Se transformer dans un monde en pleine évolution, sur fond de Covid et d’un processus de cession extrêmement long, a été une gageure. On ne dira jamais assez combien les équipes, le management, les partenaires sociaux ont été formidables et ont su préserver un dialogue constructif, sans mouvement social pour le bien d’Editis. Je tiens à les en remercier. Et remercier les éditeurs partenaires (Rosie & Wolfe, Francis Lefebvre Sarrut, Trédaniel, L’Iconoclaste, Les Arènes, Mr Tan & Co) qui ont choisi de nous rejoindre, ainsi que ceux qui étaient déjà là d’être restés, et enfin nos auteurs d’avoir été fidèles à leur maison malgré les nombreuses sollicitations extérieures.

Je tiens à remercier également Vivendi d’avoir permis des investissements massifs, notamment industriels, ce qu’aucun actionnaire avant lui n’avait fait pour Editis. Fin 2023, la distribution d’Interforum sera la meilleure distribution du marché, ce que nos concurrents qui ont visité Malesherbes reconnaissent avec beaucoup d’élégance. La modernisation des systèmes d’information est bien engagée. Les choix applicatifs et leur financement ont été validés, les contrats sont prêts : il ne reste plus qu’à les signer !

Concernant la littérature, nous avons fait le choix d’avoir de petites maisons pour mieux les incarner. C’était un pari, plus coûteux, qu’on nous reproche souvent mais quand on voit – pour ne citer qu’une maison parmi tant d’autres – la réussite de Seghers, la maison de poésie dont Antoine Gallimard parle comme d’un concurrent direct et qui était en sommeil depuis des années, nous sommes contents d’avoir fait ce pari. Et puis, après tout, la majeure partie des maisons d’édition membres du SNE sont des maisons de taille modeste, et c’est tant mieux. On ne peut pas d’un côté expliquer que l’édition, c’est un métier d’artisan, et de l’autre le reprocher à ceux qui font le choix d’avoir des petites maisons avec des équipes réduites. D’ailleurs, à part le Bruit du Monde installé à Marseille, qui a pour ambition de promouvoir les auteurs du bassin méditerranéen, les autres sont installées avenue de France, avec la fabrication, la diffusion et le back-office mutualisés avec d’autres maisons.

Enfin, nous avons fait notre possible dans le contexte pour aider la librairie indépendante : nous sommes les premiers à les avoir soutenus financièrement pendant le Covid et à avoir établi une remise minimum de 36 %. Nous avons été suivis par d’autres, et nous nous en félicitons.

Et vos regrets ?

Le premier est d’avoir été coupés – du fait d’un processus de cession anormalement long – dans la dynamique extraordinaire des deux premières années, qui ont été des années record pour Editis, avec des performances jamais atteintes ; et tout n’était pas dû à la période Covid, il s’agissait d’un remarquable élan collectif. La longueur du processus a été incontestablement un frein majeur au développement, à l’initiative. Cela a démotivé les équipes, c'était anxiogène pour les auteurs et éditeurs partenaires.

Le deuxième, de ne pas avoir mené la transformation de l’éducation plus tôt, car les réformes scolaires se font attendre. Nos offres de formation étaient insuffisantes et nous manquions de forces commerciales pour les promouvoir. C’est en passe d’être corrigé grâce à la nouvelle organisation.

Le troisième, de ne pas avoir pu aller plus loin dans la simplification de nos structures et une harmonisation des statuts ; mais dans un processus de cession, il était impossible de toucher aux entités juridiques. Nous n’avons pu mener que les deux premières étapes, qui étaient de regrouper les équipes de l’éducation et d’Interforum sur le site de l’avenue de France – ce qui n’a d’ailleurs pas été une mince affaire –, et de mettre toutes les maisons de littérature au même niveau, regroupées sous un secrétariat de la littérature ; une organisation qui a fait ses preuves chez un groupe concurrent.

Comment voyez-vous votre avenir et celui du groupe ?

Mon avenir importe peu, c’est celui d’Editis qui compte. Editis a aujourd’hui des bases solides et des atouts exceptionnels. Je me réjouis qu’IMI ait annoncé qu’il envisageait des croissances organiques et externes, cela renforcera encore Editis. Les enjeux ?

Évidemment, la poursuite des actions sociétales, inclusives et environnementales. Nous avons beaucoup travaillé sur ces sujets, et notamment le handicap. Pour progresser sur la problématique environnementale, nous avons besoin que l’information circule mieux et plus vite sur l’ensemble de la chaîne de valeur : du point de vente à l’imprimeur. Le lancement de Fileas (ex booktracking) par le SNE, projet que nous avons beaucoup encouragé, est une excellente chose.

La profession devra aussi trouver comment s’approprier le marché de la seconde main, et créer une économie circulaire qui profite à tous – libraires comme auteurs. Peut-être avec une redistribution aux auteurs d’une partie des gains de ce marché via la Sofia.

Enfin, l’intelligence artificielle est une menace, mais également un défi qui peut ouvrir de nombreuses opportunités. Nous avons lancé deux expérimentations majeures avec un cabinet expert de ce domaine, et nous en attendons les résultats pour la fin de l’année.

Nous réfléchissons également à l’utilisation de l’IA pour aider à promouvoir les livres en créant des résumés qui « parlent » aux producteurs. Cette passerelle entre l’écrit et l’audiovisuel est aujourd’hui artisanale et chronophage – nous le vivons tous les jours avec notre rendez-vous éditeurs-producteurs Du livre à l’écran –, et ne met pas assez en avant le fonds.

En quatre ans, nous avons fait franchir un cap à Editis pour l’inscrire davantage dans le monde qui se dessine. Il faut en être fiers.

Je souhaite le plus grand succès à Daniel Kretinsky et à son équipe pour continuer de développer le groupe. Ils peuvent s’appuyer sur des équipes qui ont fait preuve d’une résilience extraordinaire, d’un grand talent et d’un attachement profond à Editis.

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