Au Moyen Age, on l’appelait "péché de bouche" et on arrachait la langue de ceux qui s’y livraient. Pourfendu par Voltaire, la Révolution française en fit un symbole à abattre en le qualifiant de "crime imaginaire". Depuis 1791, on croyait donc aboli le blasphème, mais voilà qu’il est revenu par le biais des caricatures de Mahomet et des attentats de janvier 2015. En fait, il n’avait jamais totalement disparu non seulement des esprits, mais aussi des interstices de la loi.
Jacques de Saint Victor (université Paris-13 et Cnam) propose une éclairante "brève histoire" du blasphème qu’il aborde sous les angles politique et juridique. Par l’étude du droit, on comprend comment les sociétés se sont organisées pour répondre à ces imprécations qui n’auraient pas dû les concerner, mais dont elles ont tiré profit. Car derrière le blasphème qui est ici finement analysé, l’auteur examine l’évolution de la liberté d’expression.
Sous l’Ancien Régime, cette blessure - c’est le sens du mot latin blasphemia - prend de l’importance. On commence à penser que ce qui trouble la religion trouble le pays puisque le pouvoir royal a annexé le divin. Dieu devient utile. Le même raisonnement est repris sous la seconde Restauration. Si le blasphème n’existe plus, le fait qu’il puisse bouleverser l’ordre public en fait un ennemi. C’est le fameux "outrage à la morale publique et religieuse", dite "loi de Serre" du 17 mai 1819 qui permit sous le second Empire de poursuivre Flaubert et Baudelaire.
On finit ainsi par considérer que les propos "déviants" ne sont pas des idées mais des délits. Après la loi très libérale de 1881 sur la liberté d’expression, la droite ultracatholique tente de ressusciter le blasphème en l’assimilant au "discours de haine" qui, lui, est pénalisé. L’histoire nous montre ainsi que la religion musulmane aujourd’hui est plus protégée que ne le fut l’Eglise catholique au XIXe siècle, attaquée sans ménagement. Pourquoi d’ailleurs l’islam serait-il moins soluble dans la République que ne le fut le catholicisme sous la IIIe République ?
On constate aussi, sans qu’une règle sociale soit forcément établie à ce sujet, que plus la laïcité s’impose, plus le flot des attaques antireligieuses décline. Désormais, la Cour européenne des droits de l’homme reconnaît que la liberté d’expression vaut "même pour les propos qui choquent ou inquiètent une fraction quelconque de la population" en laissant "une certaine marge d’appréciation" aux autorités pour déterminer la violation de la morale religieuse. Une manière de distinguer la liberté de blasphémer et le "droit au blasphème". Car les mettre au même niveau serait détourner la liberté d’expression pour imposer un autre dogme, laïc celui-là. L. L.