Quel est votre premier souvenir d'un livre ?
Pascal Pluchard : En sixième, j'avais une Pléiade et mon rêve était d'en avoir une deuxième. J'avais Corneille, La Fontaine, Racine. Quand je suis arrivé en quatrième ou en troisième, j'en avais quatre. Mon objectif aujourd'hui est de fabriquer exclusivement la Pléiade. C'est une revanche fabuleuse sur la vie.
Olivier Deloignon : Je vivais avec ma mère divorcée et infirmière. Les rares livres qu'il y avait à la maison, c'était des livres de club, des histoires d'amour et des romances. Cet objet me fascinait et il est devenu un moyen de dépasser ma condition sociale. Je n'avais pas d'argent de poche, et vendais les livres d'occasion pour en acheter d'autres et les revendre. Ça m'a traumatisé de devoir les rendre après la lecture. Un jour, j'ai décidé que les livres ne sortiraient plus.
Vous œuvrez tous les deux dans l'impression et la fabrication de l'objet livre. Quel est votre parcours ?
O.D : Je n'ai pas le bac, mais j'ai un doctorat. J'ai d'abord passé un CAP à Strasbourg de compositeur-monteur. Je pense avoir été dans la dernière promotion, en 1986-1987, qui a appris à utiliser le plomb. Puis j'ai continué au lycée Argouges à Grenoble, pour me consacrer à la fabrication, à l'ingénierie technique. J'ai ensuite travaillé chez Jean Didier, qui a été pendant longtemps le plus grand imprimeur européen, puis revendu au deuxième plus grand imprimeur mondial, Quebecor. C'était une très grosse artillerie, avec des tirages qui dépassaient la plupart du temps les 100 000 exemplaires, parfois le million. Au bout d'une dizaine d'années à travailler en imprimerie, j'ai voulu reprendre l'université. Je me suis inscrit au CNED, ai passé ma licence et puis, au moment des oraux, un professeur d'histoire de l'art médiévale m'a conseillé de continuer la recherche, notamment parce que les grosses imprimeries étaient amenées à péricliter.
« L'Imprimerie nationale a une vocation régalienne, mais n'a pas vocation à être sur un marché concurrentiel » (Pascal Pluchard)
P.P : Moi, je suis dans le monde du concret. Je suis ce qu'on appelle un tâcheron, un imprimeur. J'ai fait des études de gestion, à Dauphine, HEC, puis Harvard. Je suis rentré comme ingénieur consultant dans un grand cabinet international, très confortable, mais je m'ennuyais. J'ai repris une imprimerie multiservice (hélio, offset, façonnage, roto) pour le compte d'un établissement financier. Là, j'ai appris mon métier pendant huit ans. Quand j'ai revendu le groupe, je n'avais plus besoin de travailler, mais la passion du livre m'a mené jusqu'au bout. J'ai racheté la reliure Brun, qui réalisait un million de livres par jour ! Et le projet s'est développé pour proposer une fabrication complète aux clients. Avec 14 usines en Europe (Belgique, France et Suisse). À l'époque c'était une belle affaire : 1 800 collaborateurs, 200 millions d'euros de chiffre d'affaires. Puis, dans les années 2000, la réduction du temps de travail, même si elle était nécessaire politiquement, a été le couperet pour nous. On a arrêté les investissements, les dépenses, on s'est fait hara-kiri sur les salaires, on s'est battus. Et puis, comme ça ne marchait toujours pas, on s'est développé à l'échelle européenne. Mais assez vite, nos clients sont partis en Asie, car le prix y était plus compétitif. Alors on s'est aussi déplacé en Chine. Finalement, ce sont les compagnons, des gens au savoir-faire unique, qui ont été sacrifiés avec ces réformes.
Une expérience vous réunit, c'est celle de l'imprimerie nationale (IN)...
P.P : J'ai travaillé pour l'IN comme fournisseur indépendant. J'ai notamment fait les annuaires téléphoniques, les chantiers étaient énormes. Quand il y a eu l'ouverture à la concurrence imposée par Bruxelles en 1994, l'IN a attaqué toutes les spécialités, jusqu'aux dépliants de Carrefour. Ils ont donc sous-traité, acheté des machines et ont finalement perdu beaucoup d'argent parce que ces créneaux n'étaient pas dans leur ADN. Moi, je pense que l'Imprimerie nationale a une vocation régalienne, elle est là pour les passeports, les cartes d'identité... Mais n'a pas vocation à être sur un marché concurrentiel, ils n'ont ni l'outil ni la compétence, ni les hommes.
O.D : L'IN s'est plantée, d'une certaine manière. Il y avait aussi une volonté politique qui a amené au démantèlement de l'IN. Nicolas Sarkozy, qui était au ministère des Finances à l'époque, n'était pas un aficionado de l'IN. Elle était une annexe du ministère du Budget et faisait partie de l'Europe. Or la législation européenne avait obligé à la chute du monopole sur les examens d'État. Dans la mesure où le privé s'occupait des fameux imprimés autrefois réservés à l'IN, celle-ci allait, elle aussi, se mêler du privé. Ça correspond au moment où l'imprimerie commence à péricliter. Aujourd'hui, elle répond à nouveau à sa vocation première, régalienne.
L'IN fabrique encore des livres d'artistes ?
O.D : Dans l'atelier du livre, il y a encore cette toute petite activité, qui était importante avant. Sur le site du XVᵉ arrondissement, un étage y était consacré. Il y avait des compagnons de haut niveau et plusieurs spécificités, dont les compositeurs orientalistes : des typographes qui levaient la lettre à l'ancienne. L'imprimerie nationale avait un énorme réservoir de caractères, de tous les pays. Ces compagnons avaient une formation spécifique aux Langues O' à Paris pour pouvoir identifier un caractère, un sinogramme ou un idéogramme sur un manuscrit, le retrouver dans la casse et composer. Aujourd'hui, les orientalistes n'existent plus. Il y avait de la phototypie aussi, qui était un système qui permettait d'imprimer des clichés photo sans trame, à partir d'une gélatine photosensible. Ça faisait une dizaine de tirages. C'était d'une qualité absolument somptueuse.
Monsieur Pluchard, il y a eu de nombreux mouvements dans votre entreprise, comme vous nous l'avez expliqué. Qu'avez-vous tenu à conserver malgré les difficultés ?
P.P : J'ai gardé Babouot pour fabriquer les ouvrages de la Pléiade. C'est ma revanche de la classe de sixième. On fait aussi de la restauration de livres l'art. La clientèle est mondiale. Notre équipe de créateurs, qui sont en fait des artistes, des compagnons impressionnants, fabrique de très beaux livres. Ils ont créé l'école Babouot en interne pour perfectionner la formation d'artisans compétents. Ce sont eux qui défendent la société et qui me surveillent, avec l'excellence pour objectif. Quand les gens sont heureux en venant travailler le matin, qu'ils arrivent une demi-heure en avance et qu'ils partent un quart d'heure après, c'est qu'il y a une bonne ambiance. Cela favorise la qualité et la responsabilité, et c'est ce que l'on essaie d'appliquer dans tout notre groupe, y compris en Chine.
« Le livre est éminemment sensuel et, à ce titre, irremplaçable » (Olivier Deloignon)
Comme Olivier Deloignon le montre dans son livre, l'histoire de l'imprimerie est aussi une histoire sociale et politique...
O.D : Comme le disait Pascal Pluchard, faire du livre est un sacerdoce. On arrive en avance, on part en retard, certes, mais on a toujours été favorisés par les conventions collectives et les salaires. Mon premier salaire de typographe était supérieur à celui de ma mère ! Au début, les imprimeurs étaient des intellectuels venus de l'université ou des auteurs qui montaient une imprimerie. Ce n'étaient pas des industriels, comme on l'entend aujourd'hui. Les compagnons et les maîtres imprimeurs avaient ce sentiment, et c'est encore le cas aujourd'hui, de ne pas fabriquer un produit comme les autres. L'imprimerie et le livre luttent contre la perte de mémoire. Et la littérature est un matériau qui nécessite de l'attention, du contrôle et une vraie connaissance de la langue. Le processus de fabrication est en évolution constante : il faut donc savoir gérer les problèmes de séchage de papier selon l'humidité, mais aussi les réglages des machines. Dans mon livre, je développe moins l'histoire de l'imprimerie comme une évolution mécanique ou technologique, que ce qu'il s'y passait du point de vue des relations humaines, sociales, des conventions collectives et de ce qui avait été acquis, y compris certaines mythologies comme celle des typographes qui auraient porté l'épée.
Cette notion de lutte et de solidarité dans le livre existe-t-elle encore aujourd'hui ?
O.D : Aujourd'hui, il y a une parcellisation des tâches qui a heurté la notion de solidarité, même si celle-ci est encore très forte chez les compagnons. La profession comme telle a presque disparu et la mécanisation a aussi favorisé la réduction du nombre d'artisans. À l'époque, la conscience professionnelle était aussi une conscience de classe, quitte à aller contre le roi, à risquer sa vie. Au moment du second conflit mondial, des gens qui imprimaient des menus, des cartes de visite ou des affiches le jour faisaient, la nuit, des prospectus, des tracts pour la Résistance. Cela pouvait conduire à la peine de mort ou à la déportation.
P.P : J'aimerais insister sur la notion de valeur, très forte chez les relieurs. Lorsque l'Assemblée nationale nous a demandé de rénover un original de Mein Kampf qui partait en déconfiture, le compagnon relieur de Bourgogne Reliure a d'abord refusé. J'ai plaidé le fait qu'il s'agit d'une relique, de l'histoire, qu'il fallait conserver cet exemplaire dans un état convenable parce que sinon on détruisait une partie de l'histoire. Il l'a finalement fait, au terme de longues discussions. Autre exemple : un commissaire-priseur nous a demandé de reprendre un manuscrit original de Balzac, des notes qui allait être mis en vente aux enchères à 1 million d'euros. La couverture n'était pas belle, il fallait reprendre des filets d'or. On a facturé la réparation 70 euros.
Percevez-vous l'avenir du métier d'imprimeur de façon pessimiste ou au contraire comme un secteur immortel ?
O.D : Pour moi, il y a un avenir...
P.P : Sauf que cet avenir est très pointu : il y aura quelques niches (le livre d'art, le beau-livre) et du service, comme celui de la proximité pour les livres qui reçoivent un prix par exemple, et qu'il faut imprimer rapidement en grandes quantités, ou pour les périodiques, les hebdomadaires et les mensuels.
Le numérique a suscité beaucoup de fantasmes et une crainte de la mort du livre. Qu'en pensez-vous ? quelles sont les menaces selon vous ?
O.D : Les premiers livres numériques n'avaient pas de pages. C'était compliqué, car l'orthotypographie, les intertitres, le blanc, le folio, l'italique à l'intérieur... tout cela compte dans la manière dont un lecteur photographie - de manière inconsciente - la page qu'il est en train de lire. Le papier paraît nécessaire lorsqu'on a besoin d'enregistrer une information. Le cadre de la page est aussi un cadre mental.
P.P : On observe cela pour les livres scolaires, aussi. Les professeurs enseignent avec des livres et non pas exclusivement avec des tablettes. Car les élèves « impriment » moins bien le visuel d'une tablette que celui du papier. Et puis le papier a une l'odeur, il a du toucher, une sensualité...
O.D : Le livre est éminemment sensuel et, à ce titre, irremplaçable.
Aujourd'hui, l'impression de masse a effacé les surprises que laissaient apparaître des accidents techniques sur d'anciens livres. Est-ce qu'aujourd'hui la typographie réfléchit à recréer ces déformations qui rendaient un livre unique et a fortiori à se réapproprier des techniques anciennes, locales et « faciles à faire » ?
O.D : Le paradoxe de l'imprimerie aujourd'hui, c'est d'être arrivé à un tel degré de perfection dans la reproduction que, d'une certaine manière, il n'y a plus de surprise. Dans les livres anciens, il y a ces surprises. On ne sait pas grand-chose des toutes premières techniques utilisées. En réalité, on a fait de la rétro-histoire, on s'est demandé comment fonctionnait la typographie à la fin de la typographie. Mais certains typographes impriment avec un système de tampographie. Ce qui aujourd'hui est qualifié d'expérimental peut devenir une norme plus tard. Quand vous regardez les cinq cents ans d'histoire de fabrication du livre, une pratique très contrainte, très codifiée, les artisans ont sans cesse réussi à se renouveler, à détourner des règles pourtant bien strictes. Aujourd'hui, avec le photocopieur, il est tout à fait possible d'avoir une presse typo dans son garage pour éditer à quelques dizaines d'exemplaires et ainsi participer à la bibliodiversité. L'imprimerie est un endroit où l'on invente le futur.
P.P : C'est un métier de cow-boy, il y a toujours quelque chose de nouveau et à découvrir. J'ai vécu quarante-cinq ans de carrière partant du plomb jusqu'aux algorithmes et d'autres méthodes très avancées. C'est la joie de ce métier. Il ne faut pas s'embourgeoiser, il ne faut pas s'asseoir.
La bibliodiversité est pourtant menacée aujourd'hui, notamment avec la surconcentration du paysage éditorial et de la presse ? Olivier Deloignon, vous développez l'exemple de la revue Wieland dans l'Allemagne pré-nazie...
O.D : Ce que je voulais souligner avec l'exemple de cette revue, c'est que l'imprimé peut certes apporter la lumière au monde, de la connaissance, de la culture, de la mémoire, etc. Mais il peut aussi être instrumentalisé pour véhiculer un certain nombre d'idées très loin d'être respectables. Cela fait écho à ce que l'on peut constater en ce moment aux États-Unis, où des milliers de livres sont censurés chaque année, mais comme cela arrive aussi en France. La censure d'aujourd'hui est plus pernicieuse et ne se voit pas, car le livre censuré n'est tout simplement pas publié. Le fait qu'un certain nombre de milliardaires français soient actionnaires plus ou moins majoritaires dans les filières du livre, en particulier chez les éditeurs, rend possible la mise en avant de certains auteurs et figures politiques, comme Jordan Bardella par exemple. Mais les gens du livre, ceux qui les fabriquent, sont bien plus souvent plutôt à gauche. La CGT du livre était ultra-majoritaire dans les imprimeries.