Rien ne ressemble plus à une grande librairie qu’une autre grande librairie ? Voire. Poussant la porte du 50, rue Gambetta, à Toulouse, le client d’Ombres blanches n’accède qu’à une petite boutique de quelques dizaines de mètres carrés. Son premier contact avec l’établissement ? Un abondant rayon consacré aux métiers du livre, complété par les espaces dédiés aux études littéraires, au latin et au grec. Sur la gauche, un mur entier de "Pléiade", puis des "Bouquins" et autres "Omnibus". Dans leur prolongement, le début du rayon histoire, l’histoire ancienne, et l’amorce d’un petit couloir de plusieurs mètres de longueur. C’est lui qui, ménageant le suspense, mène au cœur d’une librairie impressionnante par ses dimensions - 1 700 m2 tout de même, avec ses annexes - et son exigence. Sans concessions dans son assortiment comme dans son aménagement.
Point de piles de best-sellers en tête de gondole. Pas plus de feel-good books ou autres produits d’appel. Les sciences humaines d’abord, déployées dans un ancien hangar qui tient de la chapelle, avec son double escalier donnant accès aux balcons accueillant l’offre de sociologie et de psychologie et conduisant, entre autres, au rayon art. La littérature ensuite, l’autre pilier de l’établissement "multispécialiste", avec, dans des espaces spécifiques, la littérature grand format, la pochothèque, le polar et les littératures de l’imaginaire.
Déployée dans un réseau interconnecté de boutiques et d’anciens entrepôts relevant de 8 bailleurs différents, Ombres blanches tient de la caverne d’Ali Baba avec plus de 130 000 références, dont 125 000 en livres répartis dans des espaces spécialisés (jeunesse et bande dessinée ; voyage, nature, cuisine et santé…) affichant chacun une personnalité spécifique et affirmée. "Une librairie, c’est une ligne éditoriale, une ligne politique", revendique Christian Thorel, qui a assuré pendant près de quarante ans la direction de cette entreprise singulière. Celle-ci ne compte d’ailleurs aucun chef de rayon, mais parfois des "gestionnaires de contenus", explique-t-il avant de préciser qu’en fait "ce ne sont pas des gestionnaires, mais d’abord de très gros lecteurs, garants d’une orientation éditoriale, avec des responsabilités intellectuelles plutôt que fonctionnelles."
Travail du fonds
La librairie toulousaine a beau pointer au 10e rang du classement Livres Hebdo des 400 premières librairies françaises, et au 1er rang à Toulouse, avec un chiffre d’affaires de quelque 10 millions d’euros, elle reste assise sur ses fondements posés dès 1975 par son créateur, Jean-Paul Archie. Cet Angevin "monté" à Paris au début des années 1960 a d’abord travaillé dans l’édition, auprès d’Eric Losfeld au Terrain vague. Il fonde ensuite une agence de publicité littéraire et travaille pour l’éditeur et libraire François Maspero, créant, en écho à la librairie La Joie de lire à Paris, La Découverte à Montpellier, jusqu’en 1975, puis Ombres blanches, en septembre de la même année. Plus tard, en 1979, il reviendra à Paris travailler dans la production cinématographique tout en assurant la rédaction des fascinants catalogues thématiques du groupement de librairies indépendantes L’Œil de la lettre, créé en 1983. "Les grandes orientations de Jean-Paul Archie se traduisaient en termes d’offre par une priorité à la littérature et aux sciences humaines, en particulier la philosophie, la psychologie et l’histoire, ainsi qu’aux beaux-arts, et, en termes de méthode, par l’accent mis sur la connaissance et le travail du fonds, décrit Christian Thorel. C’est une librairie d’auteurs et une librairie d’éditeurs."
De dix ans plus jeune que Jean-Paul Archie, son successeur, originaire du Tarn, a rejoint Ombres blanches en janvier 1978. La perspective d’une carrière d’ingénieur esquissée à l’Insa de Toulouse contrariée par un grave accident de voiture qui le cloue huit mois à l’hôpital, en 1971, il s’était mis à lire avant de reprendre des études de géographie et de philosophie à la Sorbonne et à Vincennes. S’il est tenté par le cinéma, c’est finalement à la librairie que le mène la fréquentation assidue des théâtres, des cinémas, des musées et des salles de concert pendant ses deux ans dans la capitale. Des premiers pas auprès du directeur commercial de Minuit, Henri Causse. Un stage à la librairie du cinéma 14-Juillet (devenu MK2) de la Bastille. Six mois à L’Armitière, à Rouen, pour apprendre le métier auprès de Jean-Pierre Paroche et d’Yvon Girard… En juin 1979, après seulement dix-huit mois chez Ombres blanches, Christian et Martine Thorel s’en voient confier les clés par Jean-Paul Archie. Ils en deviennent les actionnaires majoritaires en 1982.
Histoire collective
Les trente-cinq années qui suivent voient la librairie Ombres blanches tracer un chemin exemplaire, sextuplant sa surface et son personnel à la faveur de cinq séquences d’agrandissement, se diversifiant (la jeunesse en 1989, puis la BD, le voyage, la nature, la cuisine, la santé…), se modernisant en créant en 1998 l’un des tout premiers sites Internet de libraire et en l’ouvrant à la vente en ligne en 2007, tout en conservant l’esprit des origines. "Nous avons profité d’une bonne santé de l’entreprise pour l’inscrire dans une politique de fonds peu comparable avec celles de bien des confrères, estime Christian Thorel. C’est une librairie à la géographie complexe, qui nous rend son organisation très complexe, admet-il, mais elle tire son charme de l’addition de lieux qui ont une certaine hétérogénéité."
Du coup, pour celui qui a lui-même raconté l’histoire de sa librairie dans un joli livre paru pour le quarantième anniversaire d’Ombres blanches (1), "on ne peut pas avoir monté tout cela, cette histoire collective avec une équipe et des clients, auteurs, éditeurs, lecteurs et le laisser tomber". Et d’ajouter que "le plus compliqué n’était pas de trouver à qui transmettre, mais à qui déléguer ces 40 ans d’histoire que nous avons été deux à construire avec deux associés : Jean-Paul Archie, qui lui a donné son ADN, et les éditions de Minuit" (2). Il faudra à Martine et Christian Thorel sept ans de réflexion et de travail pour passer le relais. "Nous avons commencé à y penser dès 2010. Nous avons toujours pensé qu’il fallait trouver une solution à l’intérieur de l’équipe. Pour préserver son indépendance, nous avons voulu rendre l’entreprise accessible à des personnes qui n’avaient pas les moyens de l’acheter. Ce n’est pas un sauvetage, comme Livres Hebdo le dit de deux autres grandes librairies récemment reprises, c’est une transmission longuement pensée et travaillée. Il fallait trouver un nouveau dispositif d’actionnariat qui puisse se financer par une remontée de dividendes sur 5 à 7 ans", souligne le libraire qui fêtera ses 65 ans dans quelques jours.
Codirectrices générales
Le 24 novembre dernier, la majorité du capital d’Ombres blanches a été transférée à parts égales à Aliénor Mauvignier et Emmanuelle Sicard. 47 ans chacune, toutes deux titulaires du DUT Métiers du livre de Bordeaux, elles sont désormais codirectrices générales de la librairie dont Christian Thorel reste président jusqu’en avril 2019, où il prendra sa retraite, avant d’apporter différemment sa contribution à la vie et à l’avenir d’Ombres blanches. La première, épouse de l’écrivain Laurent Mauvignier, a travaillé à La Machine à lire, à Bordeaux (1994-2002), puis chez un petit diffuseur disparu, avant d’ouvrir, comme responsable de la librairie, l’espace culturel Leclerc de Saint-Médard-en-Jalles (2003-2005). Elle a rejoint le rayon littérature d’Ombres blanches en 2005. La seconde, qui avait fait un stage à Ombres blanches dès 1988, a tenu pour la librairie, pendant l’été 1989, une antenne éphémère à Saint-Bertrand-de-Comminges. Elle intègre la librairie la même année, d’abord au rayon beaux-arts pendant trois ans, puis au rayon voyage peu à peu élargi au tourisme et à d’autres secteurs du pratique qu’elle développe sur la durée tout en faisant un passage par le service collectivités en 2008.
La reprise ? Aucune des deux libraires ne l’avait envisagée "à cause de la taille d’Ombres blanches", précise Aliénor Mauvignier. Mais, ajoute-t-elle, "c’est le genre de propositions auxquelles on réfléchit sereinement, mais qui ne se refuse pas". Sollicitée dès 2010, elle s’est vu proposer par Martine et Christian Thorel une association avec Emmanuelle Sicard. "Nous sommes complémentaires en termes de compétences, de goûts, de rapports à l’équipe… C’est très précieux", observe-t-elle. "L’une sans l’autre, cela n’aurait pas été possible, confirme Emmanuelle Sicard. C’est un mariage forcé, en douceur, s’amuse-t-elle. Nous formons un couple à construire, essentiel pour la librairie." "Présente depuis trois ans par ses conseils au montage du processus de transmission, l’Adelc accompagne activement cette association et la nouvelle structure juridique en montant en participation au capital", précise Christian Thorel.
"Conserver du sens"
Pour Aliénor Mauvignier, Ombres blanches est "la plus belle librairie de France. Elle résiste à l’actualité tout en y répondant. Elle a toujours su, malgré les changements d’équipes, s’appuyer sur des gens qui ont la préoccupation de conserver du sens.""C’est un outil très perfectionné, un savoir-faire, une exigence que nous cultivons en permanence, ajoute Emmanuelle Sicard. Il nous faut toujours avoir un temps d’avance dans tous les domaines." D’accord sur leurs qualités respectives - le dynamisme pour la première, l’organisation pour la seconde -, les deux nouvelles directrices générales d’Ombres blanches partagent le même bureau depuis deux ans, abordent tous les dossiers ensemble, se parlent de tout, même si Aliénor Mauvignier prend plus en charge quelques-uns des nombreux dossiers de communication et de vie extérieure, le commercial et les relations éditeurs, tandis qu’Emmanuelle Sicard traite davantage les dossiers techniques, les investissements et les projets de développement. Leurs priorités ? "Revisiter certains rayons, repenser certaines articulations, certains emplacements ; participer en compagnie de Christian Thorel à la politique de débats et d’expositions, qui fait partie de l’ADN de la librairie, et, dans les années qui viennent, organiser l’encadrement de l’équipe."
(1) Dans les ombres blanches de Christian Thorel, Seuil, "Fiction & Cie", 2015.
(2) En 2016, le capital d’Ombres blanches se répartissait entre Martine et Christian Thorel (52 %), les éditions de Minuit (24 %), Jean-Paul Archie (14 %), l’Adelc (5 %) et les éditions du Seuil (5 %). La participation du Seuil a été reprise fin 2016 à parts égales par Aliénor Mauvignier et Emmanuelle Sicard.