The night, le premier roman traduit en français de Rodrigo Blanco Calderón, est de ces romans que l’on ne résume pas. C’est qu’il n’y est pas uniquement question de causes et de conséquences, mais plutôt d’un ordre obscur des choses qui ne trouve sens que dans les rêves, fussent-ils cauchemars. Essayons tout de même d’ordonner ce chaos fascinant. De nos jours, à Caracas au Venezuela en proie à une grave crise énergétique et à intervalles réguliers plongé tout entier dans le noir, trois hommes sont unis par les liens de l’envie, de la littérature et de quelques souvenirs épars. Miguel Ardiles et Matías Rye se connaissent bien. Le premier est psychiatre et fait de la folie du monde un champ d’investigation à enclore. Le second est écrivain, sans œuvre ni réputation vraiment, consacrant désormais l’essentiel de son énergie créatrice à animer un atelier d’écriture que le lecteur devinera assez couru. Parmi les pensionnaires de l’atelier, un certain Pedro Alamo, publicitaire de son état, dont Matías ne tarde pas à découvrir qu’il l’a battu des années auparavant lors d’un concours de nouvelles, sans plus jamais donner depuis lors signe de vie littéraire. Intrigué, il le convainc de s’allonger sur le divan de Miguel. Il y a aussi, outre ces trois compagnons de fortune et d’infortune, des femmes (des femmes mortes, également), la prégnance du désir et une effroyable série d’assassinats dont la violence pure côtoie comme une forme perverse de beauté convulsive. Tout ici n’est qu’énigme et mise en doute radicale du réel.
Bien sûr, à lire The night, on comprend assez vite de quelle famille Rodrigo Blanco Calderón est l’enfant très doué. Si le roman rend un hommage explicite à James Ellroy, il conviendra plutôt d’évoquer ici les mânes baroques d’Ernesto Sabato dans Le tunnel ou Héros et tombes, et bien plus encore celles de la "mère pélican" du roman latino contemporain, Roberto Bolaño, dans Les détectives sauvages (impression renforcée par le fait que les deux partagent le même, impeccable, traducteur, Robert Amutio). Comme chez Bolaño, la fiction de Blanco Calderón est voyageuse. Paris, Varsovie, Prague y sont comme des banlieues narratives de Caracas. Comme chez Bolaño encore, la littérature y est d’abord une interrogation sur la littérature, sur ses sortilèges, sur le devoir qu’elle a d’offrir non des explications mais d’opacifier le réel. A travers cela, et à travers cela seulement, c’est bien sûr notre époque que ce grand livre sourdement lyrique interroge, mais il le fait avec des armes de destruction massive qui sont celles de la poésie. Entre-temps, le rock, la politique, le sexe, l’amour, l’absence et la peur auront fait leur tour de piste. Et le lecteur s’en va. Ravi. Au double sens du terme. Olivier Mony
Rodrigo Blanco Calderón, The night, Gallimard. Traduit de l’espagnol (Venezuela) par Robert Amution. Tirage : NC. Prix : 24 euros ; 400 p. ISBN : 978-2-07014-970-4.