"Le ciel pour couverture et la terre pour oreiller" est une expression chinoise pour dire "dormir à la belle étoile" - l’idéal du poète libre incarné par Li Po qui a vécu sous les Tang. Douze siècles plus tard, l’écrivain de la Beat generation Jack Kerouac a cette formule : The dharma bums ("Les clodos du dharma"), titre de l’un de ses romans célébrant la bohème sans le sou et suivant plus ou moins la voie du détachement bouddhiste, traduit en français sous le titre Les clochards célestes. Reprenant la même idée d’un éloge de la cloche fêlée, mais sous forme de portraits vignettes ou plutôt de haïkus biographiques, Thomas Vinau signe 76 Clochards célestes ou presque au Castor astral, dans la collection "Curiosa & cætera" d’Eric Poindron, qui suit le "jeune poète" depuis ses débuts.
Célestes, donc pas tous littéralement clochards, tels la baronne dada de Greenwich Village Elsa von Freytag-Loringhoven, égérie de Man Ray et de Marcel Duchamp, ou ce "cher monsieur Autin-Grenier" que l’auteur remercie de "persister avec la grâce d’une coccinelle dans un plat d’huîtres". Ces "vies d’artistes" sont la Légende dorée de l’insuccès. Il y a les incontournables : "le premier écrivain du Montana" et "le secret le mieux gardé de la littérature américaine" Richard Brautigan, l’auteur de Mendiants et orgueilleux Albert Cossery, Francis Bacon, Billy Holliday, Syd Barrett, "membre fondateur du Pink Floyd. Cobaye fondateur du LSD". Une belle part est donnée aux bourlingueurs, Cendrars "l’ami de tous les fous", "de toutes les putes", "de tous les nègres" et son compatriote helvète Nicolas Bouvier qui "se sert de ses chaussures pour écrire. La rosée est son encre. Le vent tourne ses pages".
On sait gré à l’auteur de Nos cheveux blanchiront avec nos yeux (Alma, 2011, repris chez 10/18) de convoquer les spectres de chers disparus méconnus ou tombés dans l’oubli, comme Georges Perros, le reclus de Douarnenez qui avait fui les planches et la compagnie des jeunes premiers dont il faisait partie avec Gérard Philipe ou Jeanne Moreau. Rien de nostalgique, cela dit, chez Thomas Vinau qui sait aussi rendre hommage aux temps présents avec leur lot de vagabonds dissidents. Le photographe Antoine d’Agata, créateur d’images à l’éros sombre : c’est "un chat à l’œil crevé en rut sous la lune. Il fait de son désir un cheval sauvage. De l’amour une brûlure. De la violence une langue." Ou bien Daniel Darc, mort des suites d’un abus d’alcool et de médicaments, l’ex de Taxi Girl qui en fit danser plus d’un(e) sur Cherchez le garçon. Il faut lire ce livre, "dédié aux adventices et nuisibles, aux doux récalcitrants, aux tordus, aux barbus, aux enfants", comme un petit bréviaire vivifiant qui nous rappelle que le naufrage est tout un art.
Sean J. Rose