Un rendez-vous manqué. Cette histoire commence fin 1956. Le jeune Philippe Joyaux, tout juste 20 ans, est un Rastignac bordelais monté à Paris pour achever ses études, mais, surtout, entrer en littérature comme d'autres entrent en religion, pénétrer l'univers intellectuel, lui imprimer sa marque, et exercer une sorte de pouvoir, de magistère sur les lettres françaises, à travers livres, collection, revue. Il se rend aux cours que délivrait alors le poète Francis Ponge (1899-1988) à l'Alliance française, boulevard Raspail. On papote, on échange, on décide de se revoir. Le cadet, bien sûr, témoigne son admiration à son aîné de plus de trente-cinq ans. Et puis, on s'écrit. Ou plutôt, dans un premier temps, Joyaux − qui signera Sollers à partir de 1958, contraint de prendre un pseudonyme par sa famille pieuse et bourgeoise choquée par ses premiers textes et son premier roman, Une curieuse solitude (Seuil, 1958) -- - bombarde Ponge de lettres, flatteuses bien sûr et sans doute sincères. L'aîné, de son côté, exprime au débutant son admiration, comme Mauriac ou Aragon, puis, déjà largement installé dans le milieu, son soutien. Il essaie de le faire publier chez Gallimard, sans succès : Arland résiste farouchement. C'est Paulhan qui entrouvrira la porte de la rue Sébastien-Bottin où Sollers reviendra en grande pompe en 1983.
Au début, Ponge et Sollers vivent une espèce de longue lune de miel. On croirait à un remake du « parce que c'était lui, parce que c'était moi » de Montaigne et La Boétie, toutes proportions et différences gardées. Ils partagent des goûts communs, et surtout des détestations. Envers le parisianisme, par exemple, et la majorité des « gendelettres ». On peut parler d'amitié, et non de filiation, même si Ponge est l'un des hôtes d'honneur de Tel Quel, la revue de Sollers et cie (publiée au Seuil), où il rêve de « faire école ». Leur relation culminera avec un essai de Sollers sur Ponge (mais pas la réciproque espérée), et surtout les Entretiens avec Francis Ponge, coédités par le Seuil et Gallimard en 1967.
C'est à partir de Mai 1968 que les premières fissures apparaissent. Sollers et ses amis, fascinés par la Chine, flirtent avec le maoïsme. Ponge réprouve et déteste, se droitise de plus en plus. L'homme n'était pas d'un abord aisé ni d'un caractère facile. Volontiers parano, il avait une très haute idée de lui-même. Voici ce qu'il écrivait à Sollers à la fin de 1959 : « Robbe-Grillet n'existerait pas sans moi. [...] Ni Robbe-Grillet ni les récents écrits de Michaux, Butor etc. »
« Et l'histoire jugera. » C'est sur ces mots que s'achève la dernière lettre de Sollers à Ponge, le 19 octobre 1972. Un peu désabusée. Le disciple devenu maître à son tour s'efface. Il y aura ensuite la querelle homérique dans Tel Quel à propos de Braque, attaqué par Marcelin Pleynet, le premier lieutenant de Sollers, avec réponse indignée de Ponge, traîné à son tour dans la boue avec une violence digne de Breton et ses surréalistes. Un dernier mot de félicitations, en 1982, après l'attribution du premier Grand prix national de poésie au poète « officiel » du régime. Et puis silence. Et frustration du lecteur devant cette occasion manquée, toutes ces illusions perdues. Mais les rapports entre les (grands) écrivains ne sont jamais simples.
Gallimard
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 32 € ; 528 p.
ISBN: 9782073025869