Même si Saufs riverains peut se lire de façon autonome, on rentre dans le deuxième volet de cette Trilogie des rives avec le souvenir du premier, Ligne & Fils (P.O.L, 2015), qui racontait une histoire au bord de deux vallées ardéchoises, au fil de l’eau. Ici, plus au sud, ce serait plutôt la généalogie d’une fille de l’eau. La narratrice est Emmanuelle Pagano qui a pour "métier de raconter des histoires". Plus près de ses racines dans ce livre qu’elle décrit comme le "premier chantier qui me ramènera vers mes cimetières, tombes et archives familiales", elle arpente la géographie de ses ascendants, entre le Bas-Languedoc, au pied des Grands Causses, et le Lévézou, sur le plateau. Entre le village d’Octon dans l’Hérault, près des rives du lac du Salagou, cette retenue d’eau qui a le même âge que la romancière née en 1969, et la ferme aveyronnaise du Boussinesq dans "le pays des sources". Avec, entre les deux, le causse du Larzarc.
Elle dessine les contours d’un territoire intime mais surtout collectif, une cartographie de fiction qui dépasse sa seule famille. Roman écrit essentiellement au futur antérieur, Saufs riverains prélève des carottes dans les strates du temps et avance par changements de focales, oscillant sans cesse entre le haut (le pays maternel) et le bas (la lignée paternelle), l’humide et le sec, le lait et le vin, les deux éléments de cette famille d’origine paysanne. Elle s’attache à lire ce que les chemins disent des remembrements, des exodes, des alliances, des expropriations, de la "déprise agricole" qui caractérise l’histoire contemporaine de ces terres. De cette "guerre du paysage" qui marquera les gens du bas quand, après la construction du barrage, l’ennoyage de la vallée engloutira sous la retenue d’eau du Salagou les deux petites vignes du grand-père paternel. Puisant dans une impressionnante collection d’archives, elle enquête et documente la vie à travers les âges des habitants de ces campagnes, figures locales célèbres ou inconnues dont quelques personnages hauts en couleur comme le docteur Paul Vigné (1859-1943), député-maire d’Octon, qui fera installer la première fontaine publique au cœur du village en 1901 et ouvrira dans les années 1930, dans le château de sa belle famille, "La maison du soleil", un centre naturiste d’hydrothérapie. Son légendaire mentor, Cincinatus "l’alumétaïre du dolmen", ou Jean "le roi de l’eau" jusque dans les années 2000. Plus avant dans le temps, le grand facteur d’orgue du XVIIIe siècle François Dom Bédos, de la famille du château de Celles, également passionné de cadrans solaires… Et ce sera l’oncle Lucien, ancien infirmier psychiatrique, qui apportera à la fin du livre quelques pièces décisives à ce vaste puzzle patrimonial.
Saufs riverains n’est bien sûr ni une véritable autobiographie, ni un livre de géologie, ni un recueil de légendes et traditions populaires ou un manuel de sciences naturelles. Mais l’écrivaine emprunte à tout ça pour retisser une mémoire qui se présente "comme un enregistrement inintelligible, décodé a posteriori" et qu’elle passe "à la loupe du langage". Au tamis de l’écriture, la terre d’accueil d’Emmanuelle Pagano.
Véronique Rossignol