Henri Godard avait eu le nez creux. En charge de l’édition des romans de Céline (1894-1961) dans la bibliothèque de la Pléiade il avait prévu en 1988 un volume – l’ancien tome III – pour les textes de la fin des années 1930 et des années 1940. Il l’avait souhaité un peu plus petit car susceptible d’être augmenté un jour pour accueillir les fameux manuscrits disparus évoqués par l’auteur du Voyage au bout de la nuit.
La réapparition rocambolesque en 2021 d’un millier de pages inédites a été l’occasion de remettre de l’ordre dans l’œuvre. C’est la tâche à laquelle s’est attelée Gallimard avec diligence. Après avoir fait paraître Guerre (mai 2022), Londres (octobre 2022), et La volonté du roi Krogold suivi de La légende du roi René (avril 2023) (1) dans la collection Blanche, une partie de l’édition des huit romans a été remaniée. Hugues Pradier, le directeur éditorial de la bibliothèque de la Pléiade, explique que la séquence chronologique des tomes « I, III, IV, II » pour les lecteurs qui voulaient l’œuvre dans la continuité n’était désormais plus d’actualité. « Pour remettre de l’ordre dans les romans de Céline il fallait nécessairement refaire deux volumes sur les quatre, le premier et le troisième. Et pour rendre à la chronologie toute sa cohérence, nous avons abandonné la tomaison pour l’indication des dates. » Le 11 mai paraissent ainsi Romans 1932-1934 et Romans 1936-1947 (2) en place des précédents tomes I et III. Les anciens tomes IV et II restent inchangés mais sont respectivement rebaptisés Romans 1952-1955 et Romans 1957-1961 (3).
Travail critique
Ces mises à jour s’accompagnent d’un énorme travail sur l’appareil critique. Celui fait dans les éditions courantes pour Guerre, Londres et La volonté du roi Krogold ne pouvait être repris tel quel. « Parce que le modèle critique de la Pléiade, avec notices, notes et variantes, est différent de celui de la collection Blanche et donne lieu à des commentaires plus développés comme pour tous les auteurs dans la collection, précise Hugues Pradier. Il a fallu vérifier toutes les notes précédentes des anciens tomes I et III pour voir si elles n’étaient pas invalidées par les textes retrouvés. De plus, bien des interrogations soulevées par Henri Godard dans ces mêmes notes trouvaient désormais leurs réponses. »
Cette nouvelle édition qui révèle le flot créatif dans la globalité fait aussi apparaître de manière flagrante la révolution stylistique qui s’opère chez Céline entre 1934 et 1936. « À la différence de ce qui se produit pour d’autres auteurs, nous ne possédions que des manuscrits ou des dactylogrammes à des stades déjà assez avancés, mais pas de premiers jets, précise Hugues Pradier. Je précise que ces premiers jets ne sont pas des brouillons ou alors seulement les brouillons d’eux-mêmes, c’est pourquoi ils sont si riches d’enseignement. Céline ne prenait pas de notes. Il écrivait tout de suite et remaniait après jusqu’à l’étape finale. Nous entrons donc en quelque sorte dans son atelier d’écriture au plus près du geste créatif. Et nous voyons le stupéfiant travail sur la langue qui s’opère. » Aussi, pour les distinguer, ces nouveaux récits à la tonalité déjà toute célinienne sont présentés sous le statut de « textes retrouvés » ou de « scènes retrouvées » pour les séquences additionnelles de Casse-pipe.
Un nouvel Album Céline
Les refontes d’éditions dans la bibliothèque de la Pléiade ne sont pas nouvelles - on pense évidemment À la recherche du temps perdu de Proust passé de trois à quatre tomes entre 1987 et 1989 – mais ce cas de figure reste inédit par la quantité d’information apportée sur l’écriture. Il met également en évidence la destinée aventureuse de l’œuvre et de l’écrivain. Aussi, pour accompagner cet événement, Gallimard a confié à l’académicien français Frédéric Vitoux un nouvel Album Céline (4). Il en existait déjà un, publié en 1977, écrit par Jean-Pierre Dauphin et Jacques Boudillet, mais depuis près d’un demi-siècle la manière de faire a changé. « Nous sommes passés de l’iconographie commentée à l’essai illustré, relève Hugues Pradier. Et dans ce texte très personnel Frédéric Vitoux qui connaît intimement l’œuvre et l’homme s’est justement attaché à révéler ce qu’il y a derrière les photographies et aussi ce qu’elles ne peuvent expliquer. »
Les séismes sont assez rares dans l’histoire littéraire. Mais avec le volcan Céline il ne fallait pas s’attendre à autre chose. Grâce à cette nouvelle édition, nous possédons le chaînon manquant de l’évolution stylistique de Céline avec comme élément matriciel les deux guerres mondiales. Les quatre volumes, en deux coffrets pour la Première et la Seconde Guerre mondiale, mettent bien en évidence le poids du traumatisme d’où est sortie cette œuvre inouïe. Quant à savoir si cette édition est désormais définitivement complète, Hugues Pradier, esquisse avec un sourire de soulagement : « Disons provisoirement complète ».
(1) La volonté du roi Krogold suivi de La légende du roi René, 320 p., 22 €. En librairie le 27 avril.
(2) Romans 1932-1934, 1 552 p., 70,50 € (jusqu’au 31/12/2023) et Romans 1936-1947, 1 952 p., 78,50 € (jusqu’au 31/12/2023)
(3) Romans 1952-1955, 1 648 p., 78 € et Romans 1957-1961, 1 312 p., 66,50 € (jusqu’au 31/12/2023)
(4) N° 62 des Albums de la Pléiade, 256 p., offert pour tout achat de trois volumes de la Pléiade.
A noter aussi : la parution chez Ecriture de la biographie Céline à rebours d'Emile Brami, en librairie le 27 avril.