En 2023, le festival lyonnais Quais du polar a accueilli son premier mangaka. Au milieu des fans de Franck Thilliez, Bernard Minier ou encore Henri Lœvenbruck, Takashi Morita, auteur d'Arsène Lupin, n'a pas eu à rougir de la fréquentation de son stand, partagé avec le reste des éditions Kurokawa. Entre les visiteurs intrigués, les grands-parents venus pour leurs petits-enfants et les fans de son œuvre, le japonais a fait preuve d'humilité : « Si les gens viennent me voir, c’est parce qu’ils reconnaissent Arsène Lupin sur la couverture de mes mangas, pas moi », explique-t-il.
Il a découvert les aventures d’Arsène Lupin enfant, grâce à son père, et n’a plus jamais quitté le gentleman cambrioleur. Depuis le début des années 2000, il se consacre à l’adaptation des œuvres de Maurice Leblanc avec une passion qui confine à la monomanie : dix tomes publiés en France, le dernier ayant paru le 13 avril dernier. Sur le long terme, Morita aspire à adapter toutes les histoires de Lupin. « Pour moi, un bon polar doit avoir du drame humain, et pas seulement des puzzles. C’est pour ça que j’aime autant Arsène Lupin, il n’y a pas que de l’enquête, et l’aspect historique est passionnant », s'enthousiasme-t-il.
Nombreux sont aujourd'hui les mangakas dépoussiérant des figures emblématiques du polar à leur manière, tels que le dessinateur Jay et son Sherlock moderne (Kurokawa), ou Ryōsuke Takeuchi et Hikaru Miyoshi, les auteurs de la série à succès Moriarty (Kana). Dans ce dernier, un remake destiné à la jeunesse, l’antagoniste de Sherlock se dédouble et devient une fratrie qui propose ses services aux plus défavorisés pour se venger des riches. Le dernier tome, sorti le 10 février 2023, s’est écoulé à 5 291 exemplaires (GFK).
Le manga à suspens : impossible à classifier ?
Alors que Moriarty se définit comme un shōnen, s'adressant donc à un public adolescent, Monster (Kana, 2001), de Naoki Urasawa, tient du seinen : il s’adresse à un lectorat plus adulte et masculin. Considéré comme une œuvre culte, Monster, dont la publication a commencé en 1995 au Japon, suit un jeu de dupes entre un médecin, un policier et un tueur en série. Un type de récit foncièrement différent donc, qui rappelle le roman noir à l’occidental. Néanmoins, Moriarty et Monster sont tous deux considérés comme des polars. Un regroupement qui trahit la difficulté de définir ce genre.
Selon Maxime Bender, journaliste à La 5e de Couv’, « le polar et le thriller sont des terminaisons occidentales ». De surcroît, au Japon, les mangas sont d’abord diffusés dans des revues, qui ne sont pas éditorialisées par thématique mais par public-cible : shōjo et josei pour les adolescentes et les jeunes femmes, et shōnen et seinen pour le public masculin jeune et plus âgé. Ces catégories sont néanmoins loin d’être rigides, et elles sont régulièrement remises en question par les éditeurs et les mangakas. Si le format revue brouille ainsi les frontières entre les genres, il a aussi ses avantages : dans un sens, il respecte l’esprit du polar littéraire, dont les plus éminents représentants ont écrit sous forme de feuilleton, Arthur Conan Doyle en chef de file.
Dans son acception la plus fidèle, le manga polar peut être représenté par l’immortel Détective Conan de Gōshō Aoyama (Kana 1997), un whodunnit à la notoriété telle qu’il a hissé son auteur au rang de dessinateur le mieux payé du Japon en 1999. Mais « beaucoup d’auteurs japonais transcendent l’imaginaire d’un genre », estime le journaliste Vincent Brunner, à l’instar de Death Note (Kana, 2007) de Tsugumi Ōba et Takeshi Obata qui insuffle du fantastique à l’habituelle traque détective-meurtrier.
Certains titres peuvent même manier les ficelles du cosy crime : Gourmet Détective d’Akiko Higashimura (Delcourt, 2023), où un détective amateur de bonne chère s’allie avec une vendeuse de bento pour résoudre des crimes, ou le très apprécié Les Gouttes de Dieu de Tadashi Agi et Shu Okimoto (Glénat, 2008). Selon Satoko Inaba, directrice éditoriale de Glénat Manga, « Les Gouttes de Dieu se construit comme un polar, où chaque vin est une énigme que les personnages sont amenés à résoudre ».
En France, un marché encore peu mature
D’après Maxime Bender, « on peut mesurer le succès d’un manga au fait que les non-lecteurs du genre s’y mettent ». Or, si les sorties de mangas polars sont ponctuelles, les maisons d’édition spécialisées n’ont pas de collection dédiée. La collection « Dark Kana » pioche dans ce sous-genre, sans que son offre y soit consacrée. En 2021, les éditions Black Box ont tenté l’expérience. Fonctionnant sur un système communautaire alimenté par les abonnements, ils proposent plusieurs parutions comme le polar « hard boiled » Le Flic de la nuit de Kazuya Kudō à la requête de leurs abonnés. Selon Alexandre Regreny, dirigeant de la société Black Box, ce type de récit va être privilégié par un lectorat vieillissant qui ne se reconnaît plus dans le shōnen. Mona, libraire dans un manga café parisien, abonde dans ce sens : « Les purs polars comme Monster sont parfaits pour les parents qui accompagnent leurs enfants. »
D’Osamu Tezuka à Jirō Taniguchi, beaucoup de mangakas prodiges sont passés par le polar, genre dont le lectorat japonais est fort friand. Mais en France, Alexandre Regreny pointe une carence en matière de seinen : « Le marché français du manga est encore trop immature. » Le manga polar va-t-il sortir de l’ombre ? La venue de Takashi Morita à un festival français de renom en est peut-être un signe annonciateur.
Par ailleurs, le mangaka est fan de My Home Hero de Naoki Yamakawa et Masashi Asaki (Kurokawa, 2019), un thriller où un père de famille féru de romans policiers tente par tous les moyens de sortir sa fille du monde des Yakuzas. Tout comme… Maxime Chattam, qui l’a récemment recommandé, entraînant un boost des ventes.